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10:00| | Prédications | Emma Van Dorp et Sandrine Landeau

Sandrine

Les deux espions envoyés pour explorer le pays semblent avoir une conception toute personnelle de leur mission puisque leur première destination est la maison de Rahab, prostituée de son état. Certes, sa maison est sans doute l’un des lieux dans lesquels on peut apprendre beaucoup de choses, mais sans être grande stratège militaire, il me semble qu’ils ne font pas beaucoup d’efforts pour faire le tour de la ville ou évaluer la qualité de ses défenses… Peut-être que les espions sont secrètement convaincus que leur mission ne donnera rien, et qu’ils cherchent à prendre le moins de risque possible ?

Quoiqu’il en soit, les voici donc dans la maison de Rahab, et le roi de Jéricho semble avoir un service de renseignement plus zélé que Josué, puisqu’à peine arrivés dans la ville, ils sont dénoncés et Rahab est sommée de les livrer.

Rahab est dans une position délicate : comme prostituée, elle est à la fois tolérée et méprisée par les autorités de la ville, comme femme elle est un être de deuxième classe, tant pour les espions que pour les soldats. Avec la guerre qui s’annonce, Rahab - comme toutes les femmes - est sûre d’être dans le camp des perdants, quelle que soit l’armée qui remportera le combat. 

Le viol fait malheureusement partie de la guerre, tout autant que la destruction et les massacres, même s’il est souvent tabou. Dans toutes les guerres, les soldats abusent de leur position de pouvoir pour se procurer des femmes. Ce sont des actes de conquérants, ils visent les corps des femmes des ennemis vaincus. (...)

Le viol comme arme de guerre est différent. Il devient tactique militaire. Il est planifié. Les femmes sont délibérément prises pour cibles pour terroriser la population. (...) Il est peu coûteux, facile à organiser et, malheureusement, terriblement efficace. (...) Le viol fait peur à tout le monde, hommes et femmes, au même titre que les menaces de mort. (...) [Il endommage] le tissu social, parce que ce sont les femmes qui s’occupent principalement des enfants. En commettant les viols en public, [les soldats] détruisent la famille, les couples volent en éclat. (...) Le viol [est] un moyen de saper d’une manière indélébile l’identité ethnique, d’une façon que le meurtre ne permet pas.

(La force des femmes, p. 163-164)

Sans une once d’hésitation, Rahab choisit son camp : elle protège les espions hébreux et envoie leurs poursuivants sur une fausse piste. Puis elle se tourne vers les espions et prend la parole pour leur faire un rapport circonstancié sur l’état d’esprit de la population. Elle fait leur job en fait !

Et on voit reparaître dans sa description non plus la crainte, mais la terreur : cette fois c’est le peuple de Jéricho qui, avant même que les hébreux soient sur leur territoire, sont saisis par la terreur, non pas tellement devant les hébreux eux-mêmes, mais devant les hébreux accompagnés, protégés par leur étrange dieu. Rahab ici est la voix rassurante qui dit ce qu’il faut pour que les espions, à leur retour au camp hébreu, encouragent le peuple à la confiance en la parole de Dieu. Elle joue, peut-être sans le savoir, le rôle d’une prophétesse.

J’aimerai m’attarder un moment avec vous sur ces notions de crainte, de terreur et de peur. La peur est une émotion que nous connaissons tous. Elle est suscitée par une situation précise, et a pour fonction de mettre tout notre être, corps et esprit en alerte, afin d’être prêts à faire face à la menace, soit par le combat, soit par la fuite. Dans cette histoire on voit apparaître plusieurs degrés de peur, dans différentes situations, et qui ont des conséquences diverses :

- les espions envoyés par Moïse, et à leur suite le peuple hébreu, ont peur des peuples installés en terre promise. Cette peur d’autres humains les amène à retirer leur confiance à Dieu, et c’est bien cela qui leur est problématique. Non pas d’avoir peur, mais de se laisser envahir par la peur au point d’oublier la confiance placée en ce Dieu dont ils ont fait l’expérience. Si on y regarde à deux fois, du point de vue du récit leur peur est ridicule : Dieu les a libérés de l’Egypte, le pays le plus puissant de l’époque, et ils tremblent devant des petits peuples désunis ? Cela semble ridicule et c’est pourtant l’expérience de notre vie : l’ennemi de la foi, ce n’est pas le doute, c’est la peur, qui mine la confiance. La peur tapie à notre porte, présente aux détours parfois inattendus de nos vies, et qui prend parfois tant d’ampleur, tant de place, qu’elle semble effacer, au moins pour un temps, la relation confiante avec Dieu. La peur des hébreux à ce moment-là les mène à la mort.

- il y a ensuite la terreur inspirée par le peuple hébreu et son Dieu au peuple de Jéricho, en tout cas d’après Rahab. C’est bien le fait que le Dieu d’Israël soit présent aux côtés de son peuple qui fait peur à ce point, pas le peuple seul. Pourquoi une telle terreur ? Parce qu’ils se représentent que ce dieu-là est leur ennemi, qu’il va les balayer violemment. Cette terreur conduit le peuple de Jéricho à perdre courage, à perdre l’élan de vie. Ils sont tétanisés et leur réflexe est de tenter de préserver la vie qu’ils ont toujours connue, avec leurs dieux qu’ils connaissent et savent apprivoiser.

- Rahab, elle, semble touchée par une forme de ce que les textes bibliques appellent parfois « la crainte de Dieu ». Il ne s’agit pas d’une peur qui brise la confiance, il ne s’agit pas d’une terreur qui tétanise sur place, mais d’une crainte respectueuse qui pousse à l’action pour chercher la vie.

Emma

En effet, Rahab voit les envoyés du roi arriver de loin et elle agit tout de suite. Elle met à l’abri les deux espions sur le toit de sa maison. Après le départ des soldats envoyés par le roi de Jéricho, elle n’attend pas un signe. Elle agit de suite en présentant son plan aux espions. Un plan qui donnera vie à Rahab et sa famille. Mais pour quelle raison Rahab agit face à ces hommes ? 

 Car elle sait. Rahab affirme aux espions : “ je sais que le Seigneur vous a donné ce pays”. En hébreu, la racine iada signifie savoir mais aussi connaître. Nous pouvons donc aussi traduire la parole de Rahab ainsi : je connais le Seigneur qui vous a donné ce pays. Comment Rahab peut-elle connaître un Dieu si lointain ? Certes, elle a entendu le récit de ses exploits dans les autres pays mais personne, qui connaisse personnellement ce Dieu, ne lui en a parlé. 

En fait, Rahab a fait l’expérience de Dieu. Deux versets plus loin, Rahab dit ceci : “car le Seigneur votre Dieu, est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre”. Dans ce verset, elle reconnaît ce Dieu lointain comme le sien, reprenant sans le savoir la confession de foi que Moïse avait enseignée aux hébreux, les exhortant à reconnaître YHWH comme son Dieu ainsi : “c’est le Seigneur qui est Dieu, en haut dans le ciel et en bas sur la terre” (Dt 4,39). Rahab connaît ce Dieu là car elle expérimente un Dieu ici-bas sur la terre, un Dieu proche d’elle.

 En effet, et c’est un premier point, Dieu s’approche de Rahab par l’intermédiaire des deux espions. Francine Carillo dans son essai Rahab, la spacieuse décrit ce geste divin ainsi : “ce que vous (les espions) apportez, c’est un Souffle, à la fois tendresse et rigueur. Tendresse pour nous envelopper et rigueur pour nous faire bouger. Rien d’une consolation facile, rien d’une magie qui effacerait nos mauvais pas. Juste une brise pour affermir notre cœur et le rappeler à sa tâche de battre encore. »  Ce souffle, cette brise est bienveillante et puissante à la fois. 

Dieu se révèle comme Dieu bienveillant à Rahab car il la reconnait en tant que femme à part entière, être humain à part entière, il ne la réduit pas uniquement à son statut de prostituée étrangère. Il la voit. Il ne la méprise pas comme les hommes ont toujours méprisé la prostituée et l’étrangère. 

Dieu se révèle aussi comme Dieu puissant à Rahab car il touche le plus profond de son être. Il atteint le cœur de Rahab, caché derrière les murs de Jéricho, pour lui demander son aide. 

 Deuxièmement, Rahab s’approche de Dieu en acceptant de l’aider. Dieu a besoin d’aide car il veut révéler sa puissance. Pour cela, Dieu a besoin de Rahab et, plus précisément, de sa confiance. Dans ses paroles, omniprésentes tout au long du récit, Rahab ne se laisse pas intimider par les espions ou par le roi de Jéricho. Elle ne montre aucune hésitation, aucune peur. Ses paroles assurées témoignent de sa confiance en ce Dieu qu’elle vient de rencontrer et dont elle a choisi de se rapprocher.

Il arrive qu’une parole brise une puissance qui se présente comme invincible, brise la peur, la honte, et ouvre le passage à la vie. Rencontre entre un dignitaire de l’armée et une toute jeune résidente de l’hôpital : 

Une petite fille s’est levée. (...) Elle s’est présentée comme Witula, 12 ans.  (...) Elle parlait distinctement, avec le ton de l’innocence, mais aussi la franchise d’un enfant. Son assurance était impressionnante.

Je travaillais dans les champs avec ma mère lorsqu’il y a eu des coups de feu. On est partis dans toutes les directions. J’ai essayé de suivre ma mère qui courait vers le village. Tout était confus. J’étais derrière elle mais je ne courais pas aussi vite. Soudain j’ai senti des mains autour de ma taille et je suis tombée. L’instant d’après, j’étais à terre avec un poids immense sur moi, celui d’un homme. Je ne pouvais plus bouger.”

(...) Witula ignorait combien d’hommes l’avaient violée. (...) [Après l’attaque, les gens du village l’avaient secourue et amenée à l’hôpital.

[A la fin de son récit] on voyait des larmes couler sur les joues du général.  [Et tout à coup] le général n’a pas été capable d’en entendre plus. Il s’est mis à sangloter. Jusque-là fixés sur la fille, tous les regards se sont tournés vers lui. Et là, ses genoux ont cédé. Il a perdu connaissance et est tombé violemment sur le dos.

(...) [Cet épisode] a été un jalon important. [Il] signifiait que notre travail avec la justice militaire avait un impact. (...) Witula et toutes les femmes de Shabunda sont une source d’inspiration pour toutes celles qui luttent afin de surmonter leur sentiment de honte. Mais surtout, j’avais été témoin, nous avions tous été témoins, de la démonstration du pouvoir des mots. En récusant son statut de pauvre victime dans un village agricole à l’écart de tout, Witula avait fait flancher cette gigantesque stature avec la force de son témoignage. Elle n’éprouvait pas honte - pourquoi l’aurait-elle dû ? (...)

(La force des femmes, p. 193-195)

Dieu est puissant car il atteint le cœur de Rahab et la fait devenir actrice de sa propre vie. Dieu avait besoin de Rahab pour révéler sa puissance divine. La confiance de Rahab permet à Dieu de révéler la force qu’il dépose au cœur de l’humain. L’humain est ensuite invité à utiliser cette force d’agir pour sa vie et celle de son prochain, de sa prochaine. 

 Rahab comprend que Dieu a déposé en elle une lumière d’espérance. Par respect de Dieu - la fameuse crainte de Dieu - et de son espérance de vie donnée, Rahab répond à l’invitation de Dieu. Elle prend l’élan de la brise puissante et bienveillante, pour partager cette espérance de vie avec sa famille.

 Le récit de Rahab nous parle aujourd’hui. Il nous rappelle la puissance de Dieu au milieu d’un contexte guerrier. Dieu est puissant, oui. Mais non par la violence. Il est puissant par la douceur et la force qui brise les murs de nos cœurs. Il s’approche de nous et nous pousse à être actrices et acteurs de nos vies. 

Je savais que je devais trouver une parade au déferlement de haine et de dépravation au Congo oriental. La seule réponse, c’était plus d’amour, et un amour plus largement répandu. Il fallait que nous nous améliorions, que nous nous développions, que nous touchions plus de gens, que nous aidions à reconstruire plus de vies et que nous nous élevions contre les conventions sociales cruelles qui affectaient les survivantes. Des femmes inspirantes comme Bernadette montraient la voie de ce qui pouvait être accompli.

[Bernadette a été violée et mutilée. Elle a été opérée à de multiples reprises. Sa famille et son mari se sont détournés d’elle. Mais déterminée à se relever, à vivre de nouveau, elle a obtenu un diplôme d’infirmière anesthésiste et travaille maintenant à l’hôpital de Panzi] (...) Chaque jour, elle passe des heures au bloc pour éviter la souffrance d’autres femmes. Avant et après les opérations, elle fait faire de la kinésithérapie à des survivantes (...). Et au milieu de tout cela, elle distribue des encouragements, elle raconte son histoire, elle aide les autres à croire en leur avenir grâce à la puissance de son exemple.

Elle donne le même conseil à toutes les survivantes qui le lui demandent : “Ce n’est pas la fin de notre vie. Il y en a une autre qui nous attend si on le veut. Les blessures, le viol, les souvenirs ne vont pas s’en aller. Il faut les accepter. On ne peut pas espérer les faire disparaître, même si on aimerait tant. Mais en faisant chaque jour un pas de plus, à force, on peut finir par les laisser derrière soi.”

(La force des femmes, extraits des pages 113 à 118)

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