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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

Dans le langage savant des théologiens, Noël est la fête de l’Incarnation. Qu’est-ce que c’est ? C’est un mot qui veut dire que nous fêtons à Noël un Dieu qui choisit de dire oui à la vie humaine, telle qu’elle est, avec ses ombres et ses lumières. Un oui qui n’est pas résignation au malheur, mais premier pas vers sa traversée ou sa transformation.

A Noël bien sûr nous nous réjouissons de la naissance de Jésus, même si on ne sait pas quel jour de l’année il est né. On ne sait pas mais on a eu envie d’en choisir une pour pouvoir ce jour-là se réjouir spécialement de cette naissance, et placer Noël au cœur de l’hiver, juste après le solstice, au moment où les nuits commencent imperceptiblement à rallonger, est une manière symbolique de dire la lumière que Jésus apporte jusque dans nos désespoirs les plus noirs, dans nos tristesses les plus profondes, dans nos culpabilités les plus honteuses. Oui, fêter le 25 décembre la mémoire de la fête de Jésus est une belle chose !

Mais à Noël nous ne faisons pas seulement mémoire d’une naissance qui a eu lieu il y a bien longtemps, et bien loin de chez nous. Car Noël nous parle aussi de nous, et de la manière dont Dieu veut venir habiter dans nos vies, dont il cherche à y faire naître quelque chose de l’ordre du Christ, c’est-à-dire quelque chose de l’ordre de la vie éternelle. Oui, la vie éternelle, au cœur même de notre finitude. Cette part de vie qui n’est pas engloutie par la mort. C’est cela que Dieu veut faire naître dans nos vies chaque jour. Comment cela ? Et bien comme il l’a fait pour Marie et Joseph…

Reprenons les choses depuis le début : quelles sont les conditions à remplir pour devenir parents de Jésus – ou, pour ce qui nous concerne et puisque les rôles sont déjà pris, pour voir naître dans nos vies quelque chose de l’ordre de la vie éternelle ? Qu’est-ce Marie et Joseph avaient de si spécial ?

Commençons par Joseph. On a beaucoup glosé sur l’âge, la piété ou le caractère du père de Jésus. Parce que oui, Joseph est le père de Jésus : il lui a donné un nom, le faisant ainsi son fils aux yeux de la société, il a protégé – et sans doute aimé – l’enfant et sa mère, il leur a donné les moyens de vivre, il a transmis à Jésus son métier. Que fait d’autre un père ? Joseph est le père de Jésus, et nous ne savons rien de lui, sinon qu’il a existé, et qu’il était charpentier… Vous admettrez que c’est peu. Vous me direz : « on sait quand même de quelle famille il vient, nous venons d’entendre son arbre généalogique, plutôt prestigieux d’ailleurs, et qui est peut-être la raison pour laquelle il a été choisi ».

C’est vrai qu’il y a cet arbre généalogique. D’abord, quel statut lui donner ? Si vous avez déjà tenté de faire votre propre arbre généalogique, vous savez à quel point remonter à 42 générations en arrière relève de l’exploit, faute de sources… Alors inutile de vous dire que dans l’Antiquité, où les registres d’état civil n’existaient pas, c’est impossible. L’auteur de l’Evangile de Matthieu le sait, et il sait que ses lecteurs et lectrices le savent. Il ne prétend donc pas dire quelque chose de scientifiquement exact, mais dire quelque chose de la manière dont Dieu agit dans nos vies.

Il est organisé, vous l’avez peut-être noté, en trois grandes périodes : d’Abraham à David, de David à la déportation, et de la déportation à Jésus. Périodiser l’histoire, c’est une démarche qui permet d’orienter son interprétation, et ici Matthieu interprète l’histoire comme le lieu de l’accomplissement de la promesse de Dieu qui traverse les générations : la généalogie commence par Abraham qui a reçu la promesse d’être une bénédiction, passe par David qui reçoit la promesse que de sa descendance naîtra un roi qui sera le sauveur de son peuple, et se termine par Jésus qui est cette bénédiction et ce salut pour le monde.

Matthieu accentue cela par la répétition du nombre 14 : chacune de ces trois périodes comprend 14 générations. 14, c’est 2 fois 7, et 7, c’est le nombre qui marque la perfection divine. La répétition de ce chiffre, au prix de quelques approximations (Matthieu compte ou pas les premiers et derniers noms de chaque période, et saute ici ou là quelques noms pour faire coller à son schéma symbolique) accentue cette idée que c’est bien dans l’histoire d’Israël que Dieu agit.

Mais l’histoire n’est pas achevée : la naissance du Christ ouvre une septième période de 7 générations, celle qui correspondrait au shabbat dans l’ordre des jours de la création et qui devrait commencer par « Jésus engendra... » Mais Jésus n’a pas eu d’enfants, c’est quasi certain, car un fils ou une fille ne serait pas passé.e inaperçu.e au moment des débats sur la succession spirituelle de Jésus dans la communauté des disciples… Jésus n’a pas eu d’enfants né de sa chair, mais il a fait de chacun, de chacune qui s’intéresse à lui des enfants spirituel.les. Nous sommes donc la suite de cette généalogie, appelé.es nous aussi à engendrer des fils et des filles spirituelles, à être des matrices pour la vie que Dieu vient apporter au monde.

La généalogie que Matthieu nous présente comporte de tout. Des hommes importants comme David, et des inconnus. Des hommes généreux et des salauds. Des bons, des brutes et des tyrans. A travers leur histoire, connue ou inconnue, Dieu s’est manifesté. Elle comporte même des femmes ! Dit comme ça ça paraît absurde parce que bien sûr qu’il a fallu des femmes pour que tous ces hommes engendrent. Mais la lignée présentée ne remonte que les pères. Sauf quatre femmes. Des femmes dont les histoires sont connues dans l’Ancien Testament, mais pas des femmes parfaites, et surtout pas au regard des règles religieuses et morale en vigueur dans l’Israël ancien. Ce sont au contraire des femmes qui ont soit été victimes des usages en vigueur, comme la femme d’Urie que David s’est approprié comme un objet (mais si vous la connaissez : c’est Bethsabée, la mère de Salomon), soit des femmes qui ont su briser ou contourner les règles pour faire passer la vie, comme Rahab la prostituée étrangère qui a choisi le Dieu d’Israël. Si donc au départ la généalogie semble prestigieuse, notamment avec la présence d’Abraham et de David, elle ne comporte en fait rien que la vôtre ou la mienne ne comporte. Y compris des rois et des reines, parce que si vous remontez suffisamment loin dans le temps, le rétrécissement des populations fait que nous avons tous et toutes des princes, des reines, des rois, des princesses dans nos ancêtres. Des hommes et des femmes ordinaires, avec des ombres et des lumières, qui donnent naissance chacun à leur tour à d’autres hommes et femmes ordinaires qui se débattent avec la vie comme elle est.

Dernier point à relever pour aujourd’hui, la pirouette finale de la généalogie : après nous avoir bercé.es à coup de X engendra Y, voilà qu’elle se termine par « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, qui est appelé Christ », là où on attendait « Joseph engendra Jésus. » Manière de dire que ce n’est pas la généalogie qui compte… Nos héritages nous façonnent en partie, pour le meilleur et pour le pire, mais ils ne nous enferment pas. Et – plus important encore peut-être – ils n’enferment pas Dieu, ils n’empêchent pas son action.

Pause musicale à l’orgue

Joseph est donc un homme ordinaire, descendant d’une longue lignée d’hommes et de femmes, comme tout le monde. Joseph, en hébreu, ça veut « Dieu a ajouté ». Dans cette histoire, Joseph est celui que Dieu ajoute ici à Marie, et à Jésus, parce qu’il a besoin de lui.

En fait, à la question pourquoi Joseph, on pourrait répondre : parce que Marie ! Parce Joseph était le fiancé de Marie, il devait être le père de l’enfant qu’elle portait. Mais alors pourquoi Marie ?

D’elle non plus on ne sait presque rien. Et même encore moins que de Joseph. Matthieu n’en dit rien d’autre que sa grossesse et le lien de fiançailles qui l’unit à Joseph. Marie n’est pas particulièrement vertueuse, ni particulièrement pieuse, ou généreuse, ou riche. Ni au contraire particulièrement mauvaise ou blasphématrice ou pauvre. Ou si elle est l’un ou l’autre, ce n’est pas mis en avant. Car ce qui compte, c’est que Marie soit ordinaire. Comme Joseph est ordinaire. Leur époque est elle aussi assez ordinaire : il y a des inégalités, des violences, des peuples qui en dominent d’autres et s’approprient leurs richesses...

Ils n’ont rien fait pour mériter le privilège – au passage assez douteux : quel parent souhaite voir son enfant terminer crucifié ? – d’être les parents du Messie. C’est le geste de Dieu qui fait de Joseph, qui fait de Marie, des personnes qui sortent de l’ordinaire. C’est l’appel qui leur est adressé qui fait d’eux les futurs parents de Jésus. Et ce n’est pas sans mal ni sans résistances.

Au final, pourquoi Joseph, pourquoi Marie ? Nous n’avons pas de réponse satisfaisante à la question du pourquoi en un seul mot : il n’y a pas de raison autre que l’amour que Dieu donne à chacune, à chacun, sans condition. Joseph et Marie sont des gens ordinaires d’un coin du monde ordinaire, à une époque ordinaire. Joseph et Marie, c’est vous, c’est moi. Dieu adresse à Joseph et Marie la promesse d’une vie nouvelle qui passe par eux. Sans raison, mais avec un objectif : la vie multipliée, la vie approfondie. Il vous adresse la promesse d’une vie nouvelle qui passe par vous. Sans raison, mais avec un objectif.

Car s’il n’y a pas de réponse à la question « pourquoi » en un seul mot, il y en a une à la question « pour quoi » en deux mots. Pour quoi Joseph, pour quoi Marie ? Pour Jésus : l’enfant a besoin de parents pour prendre soin de lui. Dieu a tant aimé le monde et les humains qu’il s’est confié à leur soin. Il s’est fait tout petit, nouveau-né totalement dépendant, incapable de prendre soin de lui-même, dont la puissance d’agir ne réside que dans l’amour qu’il est capable de susciter chez celles et ceux qui l’approchent et qui leur donne envie de prendre soin de lui. Oui, Dieu a pris le risque de se confier à l’amour de Marie et de Joseph pour pouvoir agir dans le monde. Et il le fait encore : il se confie aujourd’hui à votre amour, à notre amour, pour pouvoir agir dans ce monde.

Un jour de juillet 1942, une jeune juive hollandaise, Etty Hillesum, écrivait ceci dans son journal : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque, et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à ta mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. (…) Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je t’apporte le jasmin odorant. Et je t’offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et, pour prendre un exemple au hasard : si j’étais enfermée dans une étroite cellule et que je voie un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t’apporterai ce nuage, mon Dieu, si du moins j’en ai la force. Je ne puis rien garantir d’avance mais les intentions sont les meilleures du monde tu vois. » Et le lendemain Etty Hillesum écrit encore : « Il faudra bien que quelqu’un pour témoigner plus tard que Dieu a vécu aussi à notre époque. Et pourquoi ne serais-je pas ce témoin ? »

Dieu, pour se manifester au monde, a besoin de gens ordinaires comme Joseph et Marie. Il a besoin d’Etty. Il a besoin de vous, de nous. Il nous appelle. Son appel, sa présence nous donnent la force d’accueillir ce qui vient de lui dans nos vies, de contourner les lois religieuses et civiles parfois, comme le fait Joseph – d’abord en refusant de répudier sa fiancée adultère, puis en fuyant devant la menace de mort pour son fils – pour préserver ce Dieu fragile qui vient naître dans nos vies.

Amen

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