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10:00| | Prédications | Michel Grandjean

Matthieu 6, 12

Audio culte du 7 avril 2019

Le Notre Père de Luther : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous offensés » (Mt 6,12)

Prédication tenue à Saint-Pierre (Genève), le dimanche 7 avril 2019, par Michel Grandjean

Textes : Genèse 33,12-17 ; Matthieu 18, 32-35

 

« Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Ou alors, « Remets-nous nos dettes, comme nous avons remis les leurs à nos débiteurs. » Jusqu’ici, les demandes du Notre Père consistaient en une succession d’éléments uniques : « que ton nom soit sanctifié », « que ta volonté soit fait sur la terre comme au ciel », donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »… Et voici maintenant un élément double : « pardonne-nous nos offenses » d’une part, « comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés » de l’autre.

Vous comprendrez donc que cette prédication devrait être logiquement deux fois plus longue que les précédentes. Rassurez-vous, il n’en sera rien. Mais, continuant à prendre Luther comme guide, nous allons essayer de bien distinguer les deux parties.

 

1. « Pardonne-nous nos offenses… »

Cette demande, explique Luther dès ses sermons de 1517, récapitule tous les psaumes et toutes les prières qui invoquent la miséricorde de Dieu[1]. Comme Luther attache une importance toute particulière au Psautier (« un miroir de la vie chrétienne[2] ») et que les psaumes qui invoquent la miséricorde de Dieu remplissent une grande partie de ce Psautier, on peut conclure que les mots « pardonne-nous nos offenses » occupent dans la spiritualité de Luther une place centrale.

Mais dans le fond, pourquoi demandons-nous à Dieu de nous pardonner ? En réalité, du point de vue de Dieu, c’est là une chose parfaitement inutile… pour la bonne et simple raison que son pardon précède tout ce que nous pouvons lui demander. « Dieu nous pardonne nos péchés avant même que nous le lui demandions », écrit Luther dans son Grand catéchisme de 1529[3] : telle est l’expérience que Luther a faite de ce que Dieu vient vers nous avant que nous puissions même nous décider à nous tourner vers lui. Il nous a donné la vie avant que personne parmi nous n’ait eu l’idée de la demander ; de la même façon, il nous pardonne avant que nous n’implorions sa grâce.

Alors, à quoi bon continuer à demander à Dieu de pardonner nos offenses puisqu’il nous pardonne de toute façon ? Ecoutons encore Luther : « Le but de cette prière est que Dieu brise notre orgueil et qu’il nous maintienne dans l’humilité. » En d’autres termes, si quelqu’un estime n’avoir pas besoin de redire cette prière encore et toujours, si quelqu’un se croit supérieur aux autres, eh bien, cette demande mille fois répétée lui rappellera qu’il doit lui aussi « abaisser ses plumes devant Dieu » (sauf à faire le fanfaron comme le dindon dans la basse-cour de la ferme). En d’autres termes encore, nous ne prions pas pour fléchir le cœur de Dieu, comme si on ne sait quelle administration céleste comptabilisait scrupuleusement le nombre de fois que nous aurons prié dans notre vie ; nous savons que Dieu nous a pardonné, et nous lui demandons de pardonner nos offenses pour être maintenus dans l’humilité. « Il importe donc, sans cesse, que l’on accoure ici [à cette prière] et que l’on y puise une consolation pour redresser sa conscience. » Car, « si Dieu ne pardonne pas sans cesse, nous sommes perdus. » En revanche, si l’Evangile dit vrai, Dieu nous pardonne et nous pouvons être animés d’une conscience joyeuse et intrépide, d’un cœur joyeux, car rempli de confiance.

Jusqu’ici, les choses sont relativement simples. Mais il nous faut nous tourner vers la seconde partie de cette demande.

 

2. « …comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »

Voilà que ça se gâte. Faut-il comprendre que Dieu nous pardonne, mais à condition qu’on pardonne aussi à nos prochains ? Dans ce cas, tout ce que nous avons dit jusqu’ici s’écroule. On peut penser qu’à l’heure des controverses confessionnelles, les ennemis de Luther avaient beau jeu de lui rétorquer que l’humain est aussi sauvé par ses œuvres, du moment que le Christ nous enseigne à demander le pardon « comme nous pardonnons aussi… ».

Mais Luther est ici très clair : « Si tu ne pardonnes pas, n’imagine pas non plus que Dieu te pardonne. Mais si tu pardonnes, tu as la consolation et l’assurance qu’au ciel il te sera pardonné, non pas à cause de ton propre pardon, car Dieu fait cela d’une manière entièrement gratuite, par pure grâce, comme il l’a promis ». On pourrait renvoyer ici à cet homme de la parabole à qui a été remise une dette colossale : 10’000 talents, c’est-à-dire une somme proprement astronomique, à côté de laquelle les millionnaires de Genève feraient figure de mendiants dans les Rues basses. A cet homme qui refuse ensuite de remettre à son tour une dette de quelques centaines de francs, comme s’il montrait par ce geste qu’en réalité il n’a rien saisi de la dynamique de la remise de dette ou du pardon (car c’est toujours en grec de la même chose qu’il s’agit). Donc, si tu ne pardonnes pas, c’est que tu n’as rien compris au pardon de Dieu, et qu’en réalité tu n’acceptes pas ce pardon.

Mais il y a plus. Luther présente cette seconde partie de la demande comme « un complément nécessaire et plein de consolation ». En quoi le fait de pardonner serait-il donc source de consolation ? Eh bien, je vais vous dire un secret. Ne m’en voulez pas si je vous parle maintenant en vous tutoyant, comme Luther le fait dans son Catéchisme et d’ailleurs assez souvent dans ses écrits.

Quand tu pardonnes, et c’est là le grand secret, le grand bénéficiaire de ton pardon, c’est toi-même. Quand tu laisses aller l’offense qui t’a été faite, le grand miracle, c’est que tu t’en trouves toi-même allégé. Tu connais sans doute dans ton entourage de ces gens qui, leur vie durant, ont la rancune tenace, et qui viennent toujours te raconter combien tel ou tel, il y a dix ans, vingt ans ou cinquante ans, a été méchant envers eux. Pauvres gens, qui ne se rendent pas compte qu’en renonçant à pardonner, c’est eux-mêmes qu’ils accablent d’un poids éternel.

Voilà pourquoi Luther peut écrire que ce complément « est plein de consolation ». C’est même un signe, dit-il aussi : « un signe de la vérité qui rejoint la promesse ». De même que l’eau du baptême est un signe de l’alliance de Dieu avec nous, de même que le pain de la cène est un signe de la présence du corps du Christ (et croyez-moi : cette comparaison vient de Luther lui-même !), de même le pardon que tu accordes à autrui est un signe de la vérité du pardon de Dieu. Tu aurais donc tort de te priver de pardonner…

Voilà. J’ai parlé des deux parties de notre demande et je devrais donc m’arrêter ici. Mais j’aimerais encore vous dire deux choses à propos du pardon. Elles seront très brèves l’une et l’autre.

 

3. La réconciliation de Jacob et d’Esaü

Parmi les héros de la Bible qui ont des choses à se faire pardonner, il y a bien sûr le patriarche Jacob et son frère Esaü. Vous vous rappelez comment Jacob s’est déguisé pour faire croire à son vieux père Isaac qu’il était Esaü et comment il a extorqué la bénédiction qui devait revenir à son frère. Et vous vous rappelez la colère d’Esaü, qui a senti monter en lui une pulsion de meurtre. Pour échapper à son frère, Jacob a dû partir une quinzaine d’années. Mais le moment redouté devait finir par arriver : Jacob et Esaü se retrouvent face à face. Jacob se prosterne devant son frère (un geste de soumission, qu’on peut interpréter comme une demande de pardon), puis Esaü se jette à son cou et l’embrasse (un geste de pardon) et tous les deux versent des larmes en abondance.

Offense, puis pardon, puis réconciliation. Mais vous avez entendu la suite : Esaü propose à Jacob de partir avec lui. Et là, Jacob est prudent : il ne fait précisément pas route avec Esaü. « Ce même jour, dit le texte de la Genèse, Esaü reprit sa route vers Séïr tandis que Jacob gagnait Soukkoth où il se bâtit une maison… » En d’autres termes : pardonner à quelqu’un, se réconcilier avec son frère, cela ne veut pas forcément dire aller vivre avec lui. On a le droit, humainement parfaitement légitime, de ne pas partir en vacances avec n’importe qui. L’exigence de pardonner à autrui n’est pas dans la Bible un idéal naïf de Bisounours.

 

4. Et si je ne peux pas pardonner ?

Reste une dernière question. Et si l’offense qui m’a été faite est si grande que je ne peux tout simplement pas pardonner, que dois-je faire alors ? Je n’ai personnellement jamais vécu cette situation, mais je vois bien qu’elle peut survenir : si j’ai été victime de violence sexuelle, si je suis tombé entre les griffes de tortionnaires, si j’ai vu les personnes que j’aimais se faire égorger ou conduire aux chambres à gaz, est-ce l’on peut décemment me demander de pardonner leurs offenses à ceux qui m’ont offensé ?

Cette question est vertigineuse, et l’on n’a pas trop de toute une vie pour y méditer. Mais, de même que Luther mettait toujours le Christ au centre de sa prédication, je crois que c’est vers le Christ qu’il faut maintenant tourner son regard. Quand il a été crucifié, il n’a pas dit à ses bourreaux qu’il leur pardonnait leurs offenses. Peut-être qu’il ne l’aurait pas pu. Mais, selon l’évangile de Luc, il s’est tourné vers son Père pour lui remettre la situation : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (23,34)

Dans les cas où l’offense est trop grande, il ne faut pas croire que ce qui nous est demandé, ce serait de toujours pardonner comme mécaniquement : paradoxalement, puisqu’on ne parvient justement pas à pardonner, on serait condamné, en tant que victime d’une offense, à éprouver un sentiment de culpabilité aussi grand que l’offense qui nous a été faite ! Le temps de la Passion qui vient est aussi ce temps où l’on peut remettre à Dieu, comme le Christ l’a fait lui-même sur la croix, ces offenses qui sont trop lourdes pour qu’on puisse les pardonner nous-mêmes.

La journaliste d’investigation Sarah Helm vient de publier un livre bouleversant : Si c’est une femme, vaste enquête sur les femmes du camp de concentration de Ravensbrück. Je ne vais pas vous résumer ce livre, qui fait plus de 1200 pages. Mais en voici les tout derniers mots. Helm y donne la parole à Wanda Wojtasik, une Polonaise qui faisait partie de ces femmes que les médecins nazis traitaient comme du matériel de laboratoire, leur inoculant toutes sortes de poisons pour expérimenter sur elles différents traitements. Cette femme, « un des médecins SS, Fritz Fischer, l’avait dernièrement contactée pour lui demander pardon [on devait être dans les années 1950 ou au début des années 1960]. ‘Je lui ai répondu que je ne pouvais rien lui pardonner. C’est à Dieu qu’il devait demander pardon.’ »[4]

*   *   *

1. Demandons à Dieu de nous pardonner, non pas pour tenter de fléchir sa justice, mais pour nous rappeler avec humilité que, sans son pardon, nous sommes perdus.

2. Pardonnons à ceux qui nous offensés, car c’est là, pour nous-mêmes, une grande source de consolation et c’est même, comme Luther le souligne, le signe de la vérité du pardon de Dieu.

3. N’idéalisons pas naïvement le pardon : se réconcilier avec quelqu’un, comme Jacob et Esaü se sont réconciliés, ce n’est pas forcément s’engager à partir en vacances avec lui.

4. Enfin, rappelons-nous que, dans les cas où le pardon paraît excéder nos forces (et la chose arrive, hélas), il nous appartient, comme le Christ l’a fait sur la croix, de tout remettre à Dieu.

Amen


[1] Brève explication du Notre Père (1520) (Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, Pléiade, 1999, p. 432).

[2] Préfaces à la Bible, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 45.

[3] Le grand catéchisme (1529), d’après La foi des Eglises luthériennes, Paris, Cerf, et Genève, Labor et Fides, 1991, §§ 789 à 794 (p. 387s). Cf. Gottfried W. Locher, « ‘Wie auch wir…’ Die Unser-Vater-Bitte um Vergebung (Mt. 6, 12) bei Luther, Zwingli und Calvin », dans Théorie et pratique de l’exégèse, Genève, Droz, 1990, p. 287-301.

[4] Sarah Helm, Si c’est une femme. Vie et mort à Ravensbrück, Paris, Calman-Lévy, 2016, p. 1092.

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