Jean 15,9-12
Luc 10,38-42
Du côté de Marie, donc, tout va bien, et je vous propose de la laisser tranquillement écouter Jésus, pour aller rejoindre Marthe, qui se livre à mille préparatifs ! Marthe qui se sent bien seule dans sa cuisine et a l’air de fort mal supporter cette situation … Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas l’air franchement heureuse, elle !
Marthe doit être bien d’accord pour considérer qu’effectivement Marie a choisi la bonne part, tandis qu’elle, Marthe, se retrouve comme une imbécile à faire le travail toute seule. Car il faut bien qu’il soit fait, ce travail ! C’est bien joli, et sûrement passionnant, pour Marie de rester là à écouter le Seigneur, mais qu’est-ce que Jésus va manger tout à l’heure ? Quelle amertume il semble y avoir en Marthe ! En plus Jésus se met du côté de Marie – alors que Marthe avait pensé qu’il ramènerait sa sœur à la raison.
Jésus qui se présente lui-même comme serviteur n’attache-t-il pas d’importance à ce service que Marthe accomplit pour lui ? ou bien est-il un ascète désintéressé des bonnes choses de la vie et fâché de l’importance que Marthe leur donne ? Jésus oublierait-il que c’est pour exprimer le respect qu’elle a pour lui, que Marthe veut l’accueillir le mieux possible et qu’elle s’affaire à ce service compliqué ? On sait bien que l’hospitalité est une des règles d’or de la tradition juive.
- rappelons d’abord que c’est Luc qui le raconte, Luc qui a particulièrement le souci de ceux qui ne sont pas reconnus par la société, et qui, plus encore peut-être que Marc et Matthieu, souligne l’importance et la valeur du service. Être chrétien, c’est, à la suite de Jésus, être serviteur. Or que fait Marthe, si ce n’est de servir ?
- et le service que préconise le Jésus de Luc n’est pas uniquement spirituel, loin de là. La parabole du bon Samaritain, qui précède immédiatement l’histoire de Marthe et Marie, montre bien que Jésus n’oublie pas les besoins matériels qui sont les nôtres. Impossible de le soupçonner d’une spiritualité désincarnée.
Alors n’opposons pas trop vite l’action et la contemplation, la dimension matérielle et la dimension spirituelle, en imaginant que Jésus demanderait à ses disciples de se retirer du monde pour mener une vie de prière. Ce serait sûrement trahir le texte – et renvoyer une nouvelle fois toutes les Marthe – si nécessaires pourtant – à leur amertume.
Il ne faut pas oublier ce qu’il y a de positif dans ces façons d’être : c’est ce souci de bien-faire et cette conscience professionnelle qui font que nos sociétés occidentales fonctionnent à peu près ; c’est ce caractère industrieux de nos sociétés qui nous a donné non seulement le confort qui est le nôtre, mais aussi probablement, indirectement, la paix et la démocratie. Quand on sait un peu ce qu’est la vie dans tant de pays ailleurs, on n’a pas envie de brader trop vite ces valeurs !
Mais nous le savons bien, de telles attitudes ont aussi leur revers. Le revers, c’est la surcharge de nos agendas et le stress permanent dans lequel beaucoup d’entre nous vivent, même parmi les enfants ; c’est le peu de temps qui reste pour la rencontre, pour le dialogue, pour l’amitié, pour la prière ; c’est la productivité des entreprises considérée comme une priorité absolue, qui fait qu’on n’hésite pas à licencier des travailleurs pour faire plaisir aux actionnaires ; c’est le jugement porté sur les plus faibles, sur les handicapés, sur les chômeurs : ‘des incapables’, des ‘inutiles’, et ce jugement les empêche de faire valoir leurs qualités. La personne est dans notre société trop souvent sacrifiée sur l’autel de l’action et de la productivité. Le revers, c’est aussi l’épuisement des ressources naturelles, le réchauffement de la planète avec toutes les conséquences que l’on perçoit bien maintenant, sans pour autant que nous arrivions vraiment à changer nos comportements…
Paradoxalement, le protestantisme, malgré son affirmation de la justification par la grâce, n’est pas étranger à cet activisme qui caractérise nos sociétés modernes. Il nous faut le regarder lucidement.
Marthe, ma sœur, notre sœur à beaucoup, sœur en activisme ; sœur en amertume aussi … Car les deux sont souvent liés. Quand on investit tout dans le travail, on est facilement déçu : « J’ai donné 30 ans de ma vie à l’entreprise, et me voilà licencié, sans aucune considération ». Et quand on cherche à faire toujours mieux, on s’aperçoit souvent, comme le dit le proverbe, que le mieux est l’ennemi du bien.
Mais cette valorisation, par nos sociétés, du faire, ne cache-t-elle pas souvent une difficulté à être, tout simplement, et à être en relation ?
Il nous faut nous méfier de la tentation de l’activisme ; il constitue un double obstacle à la rencontre avec Dieu ; d’abord parce qu’il empiète sur le temps nécessaire pour se recentrer sur l’essentiel ; et surtout parce qu’il est souvent une tentation de se glorifier soi-même, devant les autres et devant Dieu : « Voyez comme je suis quelqu’un de bien, moi qui consacre tout mon temps au travail, ou au service des autres. Je n’ai pas de temps à perdre pour des futilités ». Pour l’apôtre Paul, cette volonté d’exister par soi-même, indépendamment de Dieu, et de se justifier soi-même, constitue le péché par excellence.
Et puis l’activisme fait aussi obstacle à la relation avec l’autre – ceci même quand l’action est service ; car donner la priorité au « faire », c’est ne plus laisser de de place pour la rencontre avec l’autre ; et même, souvent, ne plus laisser de place à l’autre, réduit à être l’objet de ma bonne volonté.
Soyons honnêtes : face à quelqu’un qui est en difficulté, il est plus facile et plus valorisant de faire quelque chose pour lui que d’entrer avec lui dans une relation d’égal à égal. Bien sûr – heureusement - il y a des façons de donner ou d’aider qui sont justes ; mais il y en a d’autres qui ne le sont pas, quand celui qui aide crée une barrière entre l’autre et lui, quand il manifeste par son comportement qu’il se sent supérieur à celui qu’il aide. (« La main de celui qui donne est toujours au–dessus de celui qui reçoit », dit un proverbe africain.)
Mais de quoi les personnes en difficultés ont-elles le plus besoin ? Bien sûr, nous avons tous besoin de pain pour nous nourrir, d’un toit pour nous abriter, d’habits pour nous vêtir, et il indispensable de prendre en compte ces besoins-là. Mais l’homme ne vit pas de pain seulement : il vit des relations qu’il noue, de la confiance qu’on lui fait, du respect qu’on lui porte, de l’amitié rencontrée, de la parole partagée. Il vit – nous vivons tous - de ce que nous recevons, mais aussi de ce que nous donnons et de la reconnaissance que nous pouvons recevoir en retour. Aider vraiment, c’est ouvrir la porte à la relation, une relation vécue dans la réciprocité. Car la rencontre avec l’autre peut être parasitée et même empêchée par ce souci de lui apporter toujours.
La joie … Il me semble qu’il y a là un critère important pour discerner si on a choisi ou non la bonne place. Joie de se sentir en accord avec ce qui nous paraît juste à un moment précis, joie de pouvoir être soi-même.
Certes, voici une attitude bien peu protestante … Et vous vous dites peut-être que je suis en train de confondre l’Evangile avec la psychologie du développement personnel tellement à la mode aujourd’hui ! L’Evangile ne nous appelle-t-il pas à renoncer à nous-mêmes ? Il faudrait pouvoir reprendre ici plus longuement ces textes qui ont parfois empêché hommes et femmes de s’épanouir et de valoriser leurs talents. Mais ce plaidoyer pour que chacun, chacune, puisse découvrir la possibilité d’être pleinement soi-même n’est en rien une invitation à se replier sur soi en ne se souciant que de son petit confort. C’est au contraire une exhortation à rechercher la place à laquelle nous sommes appelés, chacun, avec et pour les autres ; une exhortation à découvrir notre vocation profonde – laquelle peut exiger des renoncements douloureux. Comment l’oublier dans ces temps de Carême où nous accompagnons la marche de Jésus vers la croix, une marche librement consentie pour défendre son idée d’un Dieu miséricordieux ? Comment l’oublier en ces temps de guerre, où nous voyons des hommes et des femmes choisir librement de mettre leur vie en jeu pour défendre leur pays face à l’oppresseur ?
Libres de s’engager, libres d’écouter, libres de servir, indépendamment des devoirs que nous imposent les rôles sociaux. Libres, ou plutôt libérés, pour vivre en accord avec notre vocation profonde qui est de demeurer dans l’amour de Dieu en nous aimant les uns les autres.
Et c’est alors que la joie de Dieu sera en nous et que notre joie sera parfaite …
Amen !
Isabelle Grellier