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10:00| | Prédications | Emmanuel Rolland

Marthe et Marie

Audio culte du 21 juillet 2019

Au cœur de l’été, quand nos vacances nous mènent souvent en visite les uns chez les autres, vers des membres de nos familles ou des amis que nous ne voyons guère le reste du temps, au cœur de l’été qui demeure un espace favorable à bien des rencontres plus ou moins insolites et à quelques divines surprises, voici deux récits bibliques qu’apparemment tout oppose et qui nous parlent pourtant l’un et l’autre de « rencontre » ;  « d’hospitalité » ; de « service » et c’est la raison pour laquelle je vous en propose ce matin une lecture croisée.

 Apparemment, en effet, tout oppose Abraham, le célèbre patriarche de l’Ancien Testament et Marthe, l’industrieuse du Nouveau Testament.

 L’un est « le père des croyants », peut-être parce qu’il sut un jour larguer les amarres , quitter famille et patrie et amis et partir à l’aventure sur l’appel du très haut, sans savoir où ses pas le mèneraient. C’est l’homme de la route ; qui marche porté par la promesse que la grandeur n’est pas derrière lui mais devant lui. Abraham aurait pu signer cette phrase de Goethe : « C’est pour savoir où je vais que je marche ». Pour le patriarche qui sillonnera les déserts du Moyen-Orient, l’identité se découvre au fil du chemin. Abraham est donc par nature ou par choix, le nomade par excellence, homme de la tente, du campement, de la halte provisoire.

 Marthe, elle, où qu’on la trouve dans l’Evangile, est son exacte opposée. Non seulement parce qu’elle est femme mais parce qu’elle est par excellence, la femme à la maison. La gardienne du foyer. Celle que l’on trouve toujours avec un balai à la main et qui, si vous avez le malheur de la contrarier troque son balai pour son rouleau à pâtisserie. Quand elle sort, elle ne va guère plus loin que le pas de sa porte et si vous la franchissez, cette porte, vous avez intérêt à vous essuyer les pieds avant d’entrer. Son identité, c’est fatal, tient dans les trois premières lettres de son nom « Mar », qui signifie quelque chose que l’on pourrait traduire aujourd’hui comme « dame patronesse » si on n’est pas très gentil ou « maitresse femme », si on est charitable. D’ailleurs, la tradition ne s’y est pas trompée, qui la représente toujours tenant dans ses mains des clefs, une marmite et une louche. C'est aujourd’hui encore la sainte patronne des ménagères et des hôteliers.

Donc en effet, une première lecture pourrait amener à conclure qu’un abîme infranchissable sépare le patriarche aux semelles de vent, seigneur libéral et prodigue de ses biens de la triste matronne de l’Evangile, qui quand elle donne, le donne en vous faisant bien comprendre ce qu’il lui en coûte.

Au-delà de ce qui les sépare, pourtant, quelque chose de bien plus profond les unit. Un peu comme nous, si vous voulez, qui, par nos convictions politiques, nos manières de vivre, d’ouvrir ou de fermer nos portes, de dépenser ou d’épargner notre argent pouvons être si différents les uns des autres, si différents de celui-là même ou de celle-là même qui se tient actuellement à vos côtés sur le même banc que vous. Mais quelque chose de plus fort nous unit, nous rassemble et c’est précisément ce qui relie Marthe la femme au foyer et Abraham, l’homme des grands espaces.

Ce qu’ils ont en commun, c’est leur foi. Leur foi en Dieu. Elle s’exprime ici de manière très simple, transparente même, directe :  ils voient plus large et plus profond que ce qui se donne à voir. Ils voient l’au-delà dans les visages d’ici-bas, si bien que l’un et l’autre ne sont pas plus étonnés que cela de croiser Dieu au seuil de leur tente, au détour d’un chemin, au coin de leur rue, ou à l’intérieur de leur maison. Abraham comme Marthe ont l’habitude de le voir dans le paysage et ne sont pas plus surpris que cela de le voir débarquer.

Abraham n’a donc aucun doute, quand il reçoit la visite de trois étrangers sous les grands chênes au pied desquels il a installé sa tente. Il ne se pose aucune question. Il sait que Dieu le visite. Qu’il ait raison ou qu’il ait tort n’est absolument pas la question. Ce qui est intéressant, c’est de bien comprendre sa logique, d’entrer dans sa logique qui est la logique de la foi. Eh bien sa foi, celle qui l’a mis en route et l’a ouvert à de si larges horizons est aussi celle qui lui permet d’ouvrir grand les bras et d’accueillir les étrangers dans sa petite vie de nomade itinérant, comme des visites de Dieu lui-même.

Quant à Marthe, c’est aussi ce qui la distingue, de manière tout à fait significative, dans les deux évangiles qui évoquent sa haute et puissante figure de maitresse femme. Elle non plus n’a aucun doute et ne se pose aucune question. Elle sait que Jésus de Nazareth est le « Seigneur ». C’est ainsi et ainsi seulement qu’elle le nommera que ce soit dans l’Evangile de Luc ou dans l’Evangile de Jean dans laquelle elle apparaît dans le récit de la résurrection de Lazare. Elle sait qui est Jésus. Elle le lui dira d’ailleurs fermement et sans ciller dans l’Evangile de Jean (11, 27) : « Oui Seigneur, je crois que tu es le Fils de Dieu, qui devait venir dans le monde ». C’est la seule de toutes les femmes – et j’ajouterais de tous les hommes, de tous les disciples du Christ – c’est la seule à avoir parlé si haut, si clair et si ferme et qui n’a jamais douté, pas même au moment de la mort de son frère, de la puissance de vie divine contenue dans son ami Jésus. Abraham et Marthe que l’un soit plutôt nomade et l’autre plutôt sédentaire sont donc unis par une même foi, qui leur donne de voir derrière le visible, le Dieu invisible, derrière ce qui se donne à voir, Celui qui se donne à nous. Et c’est l’une des puissances de la foi : de croire, de penser que le réel est habité par le spirituel ; que l’ordinaire est le lieu de l’extraordinaire.

Que dans ma tente ou dans ma maison, Dieu peut apparaître sous les traits d’un inconnu. L’Inconnu majuscule prend le visage des inconnus minuscules que nous pouvons être, les uns pour les autres. Aux yeux de la foi, la sphère céleste elle-même est soumise à l’attraction terrestre, et donc, Abraham comme Marthe vont accueillir leur hôte avec le faste qu’ils pensent devoir donner à une rencontre de ce type.

Pour Abraham, c’est facile : il n’a qu’à claquer des doigts pour que tout le monde s’exécute. Quand il dit à ses visiteurs, « je vais vous chercher à manger », on le voit la phrase d’après foncer vers Sara, sa femme pour lui donner des ordres : « Vite », lui dit-il en plus, « vite : pétris la farine et fais-en des galettes ! » Ensuite, il court chercher la viande. Mais évidemment, il n’y a pas de Migros en bas de chez lui. Qu’à cela ne tienne, un serviteur suffit pour exécuter la bête et préparer le barbecue. Bref : le pater familias selon son rang et son statut ne fait rien. Rien que donner des ordres à sa femme autant qu’à ses serviteurs, qui fait partie d’ailleurs de ses servants.

L’évangéliste Luc, lui, et c’est ce qui est génial, raconte la même histoire mais du point de vue de celle qui s’exécute, du point de vue de la femme, du point de vue de Marthe, qui elle n’a personne « sous » ses ordres mais va se mettre en 4 pour servir son hôte. Et c’est magnifique que cet évangéliste mette ainsi en scène la fatigue d’une femme qui fait une scène. Une femme qui n’en peut plus de ses louches, de ses casseroles, de sa cuisine, de servir fut-ce le Seigneur lui-même !!! Et qui le dit haut et fort ! C’est extraordinaire qu’à cette époque et dans ce milieu patriarcal, on raconte l’histoire d’une femme au bord de la crise de nerf, à deux doigts de jeter son tablier devant l’invité lui-même ! « Cela ne te fait rien que… (je fasse tout le boulot) ? » Messieurs, je salue celui d’entre nous qui a échappé à cette question fatale. En général, on a intérêt alors à jeter son journal, fermer son ordinateur et se mettre au garde à vous si on veut éviter que ça dégénère gravement mais Jésus, lui, n’en fait rien et ne se démonte pas, tout en comprenant la fatigue et l’exaspération de Marthe.

« Marthe, Marthe » - extraordinaire dédoublement du prénom qui adoucit, apaise, surtout quand on s’adresse à quelqu’un qui est fâché : « tu te tourmentes et tu t’agites de tous les côtés quand une seule est nécessaire. Marie, l’a trouvée et personne ne la lui enlèvera. »

Je vous épargne toute l’encre qu’a fait couler cette seule phrase du Christ. C’est passionnant mais il me faudrait commencer une nouvelle prédication et nous n’en avons plus le temps. D’autant plus que vous en avez déjà entendu un certain nombre sur cette histoire tellement célèbre où trois fois sur 4, on finit par opposer les contemplatifs aux actifs. Or, je ne pense pas que ce soit le sujet.

Ou disons qu’on peut éviter cette lecture binaire qui, au lieu d’apaiser, ne fait qu’exciter l’animosité des uns à l’égard des autres et l’incompréhension générale. Soulignons simplement deux choses :

 D’abord la tendresse du Christ pour Marthe. Il ne lui dit pas qu’elle n’a pas raison de s’énerver. Il ne lui dit pas que ce qu’elle fait est inutile. Il ne lui dit pas de poser ses louches et ses casseroles à la cuisine et de venir rejoindre Marie à ses pieds dans le salon.

 Il lui fait remarquer son agitation, son excès, son excès de zèle et pour nous, nous qui sommes tous plutôt dans l’hyper activité que dans la sous-activité, c’est une précieuse leçon quand, épuisés par nos tâches, trouvant que les autres pourraient en faire plus - n’est-ce pas, on a toujours l’impression d’être seul à tout faire - on laisse amertume et rancœur nous envahir.

 Si c’est ce que nos activités ou notre suractivité génère, alors en effet, pas la peine de s’exciter. Il vaut mieux s’arrêter tout de suite. Et c’est magnifique un Christ qui ne fait pas l’apologie de l’excès de zèle et qui nous met en face de nos propres responsabilités quand nous succombons devant des tâches que 3 fois sur 4, nous nous sommes imposés à nous-mêmes et que personne n’attendait, personne n’exigeait de nous. C’est formidable d’avoir un Christ qui nous demande de ne pas en faire trop et c’est ce qui peut nous amener à penser, pour croiser encore une fois nos deux récits qu’Abraham n’avait pas non plus besoin à imposer à Sarah les lourds devoirs d’hospitalité. Ca n’aurait rien changé à la grâce qui leur était faite. Ca n’aurait rien changé à l’amour dont iles étaient aimés. Ni Marthe ni Abraham n’auraient été moins aimés s’ils avaient su en faire un peu moins. 

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