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10:00| | Prédications | Michel Grandjean

Marc 10, 35-45 ; Philippiens
2, 1-5

Marc 10,35-45 ; Philippiens 2,1-5

De façon un peu étrange, le texte sur lequel nous sommes invités à nous pencher aujourd’hui parle de l’ego. Sur les quelque 660 versets de son évangile, Marc en consacre une petite douzaine (soit presque les 2% de tout son texte) à la question que voici : « qui est le plus important parmi nous ? » Or, comme on sait, dans la religion qui est issue de l’Evangile et qu’on appelle généralement le christianisme, la question de l’ego n’a jamais joué le moindre rôle. Comme le dit le livre des Actes des apôtres, décrivant la première communauté de Jérusalem, tous les croyants « mettent tout en commun. Ils vendent leurs propriétés et leurs biens pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun. » (Ac 2,44-45) Bref, le christianisme ne connaît pas de querelles d’ego, et le texte qu’on vient de lire n’a pas grand-chose à nous dire.

Je devine qu’il y en a parmi nous qui ne sont pas totalement convaincus par ces propos. Hélas oui, seuls ceux qui n’auraient jamais lu ne serait-ce qu’une seule page de l’histoire du christianisme pourraient peut-être croire à ce conte de fées. Comme l’écrivait Pierre Bayle à la fin du 17e siècle, si les Indiens et les Japonais savaient comment les chrétiens se sont traités les uns les autres au cours des mille dernières années, ils ne laisseraient pas un seul missionnaire fouler du pied le sol de leur pays… En d’autres termes, les chrétiens, mus par une fâcheuse propension à faire passer leur ego avant l’Evangile, animés d’une inextinguible soif de pouvoir, de prestige et de puissance, se sont non seulement querellés pour être les plus grands, mais sont allés jusqu’à s’entretuer.

Mais revenons à notre texte. Jacques et Jean viennent demander une faveur à Jésus. D’un point de vue rhétorique, leur requête est fort bien formulée. Quand on a quelque chose d’important à demander, on commence par préparer le terrain : non pas de but en blanc « Est-ce que tu peux me prêter 1’000 francs ? » mais plutôt « Dis, j’aurais un truc à te demander. Est-ce que tu pourrais me rendre un petit service ? » Jacques et Jean font comme ça : « Nous voudrions que tu fasses quelque chose pour nous. » Et Jésus de rétorquer, tout naturellement : « En quoi puis-je vous être utile ? » Pareille mention, en soi inutile à la suite du récit, pourrait bien indiquer qu’on a rapporté à Marc un souvenir très précis de l’épisode.

Ici, une parenthèse. Ce récit de Marc a été repris par Matthieu, qui suit très fidèlement le texte que nous avons lu. Avec toutefois une différence assez spectaculaire au début : ce ne sont pas Jacques et Jean qui viennent vers Jésus, mais leur maman. Si vous ne savez pas ce qu’est une mère juive, celle qui est persuadée que ses enfants à elle valent mille fois mieux que ceux de toutes les autres, achetez-vous une anthologie d’humour juif… ou lisez notre récit dans l’évangile de Matthieu !

Poliment, mais fermement, Jacques et Jean se font remballer par Jésus : « vous ne savez pas ce que vous demandez ». Est évoquée ensuite la coupe de douleur qui attend Jésus lui-même, dont nous rappelons la mémoire non seulement chaque vendredi saint, non seulement chaque fois que nous partageons la cène, mais surtout chaque fois que nous appliquons nos pensées à l’œuvre du Christ. Est aussi évoqué le martyre de Jacques et Jean, sans doute connu de toutes les personnes qui entendaient ce texte de l’Evangile (« Hérode supprima par le glaive Jacques, le frère de Jean », Actes 12,2 ; une tradition ancienne, mais sans fondement historique, parle de la mort simultanée de Jacques : il a probablement été tué lui aussi, mais on ne connaît rien des circonstances). Vient ensuite l’indignation des dix autres disciples : « Non mais, pour qui se prennent-ils, ces deux-là ? », indignation qui donne à Jésus l’occasion de donner une formidable leçon de savoir-vivre dans la communauté des disciples. « Les chefs des nations tiennent les gens sous leur domination. Il n’en est pas ainsi parmi vous. » Avec à la clé ce retournement qu’on retrouve à travers tout l’Evangile : « si quelqu’un parmi vous veut être grand, qu’il se fasse serviteur, esclave de tous », à l’image du Fils de l’homme qui n’est pas venu pour être servi, mais pour servir.

Au-delà de l’anecdote des deux fils de Zébédée, ce sont ces mots de Jésus qui nous importent. Une exhortation à ses disciples à ne pas se comporter comme les grands, qui assoient leur pouvoir en écrasant les petits. Si l’on voulait retenir cette leçon en termes simples, on pourrait dire qu’il est certes agréable d’être important, mais qu’il est autrement plus important d’être agréable. Mieux : que nous sommes appelés à nous faire serviteurs, servantes, les uns des autres.

Ce n’est pas autre chose que dit Paul à ses amis de Philippes quand il leur écrit : « Ayez un même amour, un même cœur ; recherchez l’unité ; ne faites rien par rivalité, rien par gloriole, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous. Que chacun de vous ne regarde pas à soi seulement, mais aussi aux autres. » (Ph 2,2-4). En d’autres termes, qui ne sont assurément pas bibliques : ne réglez pas le monde à votre propre nombril, mais prenez la peine de considérer les autres. Sur le terrain de la communauté chrétienne, il faut jouer collectif, et arrêter de jouer perso.

C’est ici qu’on se prend à rêver : qu’aurait été l’histoire du christianisme, à ce jour, si les chrétiennes et les chrétiens avaient prêté aux paroles du Christ une oreille un peu plus attentive et qu’ils aient renoncé à vouloir dominer ? Qu’aurait été cette histoire si l’on avait plus souvent lu les mots de Paul qui nous demande de considérer les autres comme supérieurs à nous-mêmes ?

J’ai souvent l’occasion, je le reconnais, de rappeler aux étudiantes et aux étudiants qu’on n’écrit jamais l’histoire au conditionnel passé. Cela dit, combien de luttes théologiques et ecclésiastiques menées d’abord par esprit de gloriole et de rivalité ? Combien de décisions conciliaires prises par calcul politique, à commencer par ces grandes questions débattues au 4e et au 5e siècle sur la personne du Christ ? Combien d’églises construites sous toutes les latitudes de la chrétienté pour célébrer non pas tant le Seigneur que la gloire et la générosité du donateur ? Combien d’actions charitables menées à peu près partout et à toutes les époques dans le but de montrer au monde qu’on est tout de même meilleur que les autres ? Combien de condamnations d’hérétiques prononcées pour affermir son propre pouvoir ? Combien de discours manipulateurs pour s’offrir le prestige d’avoir sur autrui un ascendant d’autant plus pervers que l’on répète à qui veut l’entendre qu’on ne cherche en réalité qu’à servir son prochain ? (Les chrétiens savent bien qu’il convient d’être humbles, mais ils donnent parfois l’impression de se flatter d’être les plus humbles de tous, un peu comme Hercule Poirot, le héros d’Agatha Christie, à qui l’on reproche un jour son immodestie et qui entreprend d’acquérir la modestie jusqu’à vouloir devenir « la personne la plus modeste du monde »…) Combien de conflits de religion, combien de guerres de religion, combien de sang versé pour imposer sinon au monde entier, du moins à ses voisins, sa propre vision de l’Evangile, qu’on affirme être la seule fidèle au texte, ou à la tradition, ou à ce que Dieu nous aurait personnellement révélé ? Enlevez de l’histoire du christianisme l’appétit du pouvoir, de la richesse et du prestige… et vous priverez les historiens d’une bonne partie de leur travail.

Attention : nul d’entre nous, et surtout pas celui qui parle en cet instant, ne saurait avoir la prétention de dire une fois pour toutes ce qui est bien et ce qui est mal dans notre histoire commune. Cette œuvre de distinction appartient au Christ, et à lui seul, comme le confesse déjà Jean-Baptiste : « Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans le grenier ; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas. » (Mt 3,12) L’historien, fût-il historien du christianisme, n’est à aucun moment mandaté par Dieu pour tenir le rôle d’on ne saurait quel juge d’instruction pour préparer le jugement dernier. Tout ce que nous pouvons dire, collectivement, c’est que nous autres les disciples du Christ, au fil des siècles, nous avons largement échoué à comprendre cet appel à nous mettre au service les uns des autres pour la raison, précisément, qu’à l’instar de Jacques et Jean nous avons convoité les meilleures places. Tout ce que nous pouvons dire, collectivement, c’est que nous autres les lecteurs de Paul, nous n’avons pas vraiment prêté attention à son appel à regarder autrui comme supérieur à nous-mêmes, pour la raison, précisément, que nous nous considérons spontanément comme des gens très importants et que les autres, par la force des choses, le sont un peu moins.

Allons donc un peu plus loin. Ce qui nous importe davantage aujourd’hui, ce n’est pas de juger ceux qui se sont réclamés du christianisme tout en sacrifiant aux dieux de la richesse, du pouvoir et du prestige. Ce qui nous importe, c’est de savoir comment nous pouvons nous garder de cet esprit de domination dont parle Jésus, comment nous pouvons nous faire serviteurs de tous. Mais, désolé : la réponse à cette question ne pourra jamais être donnée en chaire : nous n’avons pas l’habitude, Dieu merci, dans la tradition de la Réforme, de nous substituer à la conscience de chacun pour dicter à autrui les détails de son comportement. La tâche du prédicateur est ici modeste, mais sans doute aussi plus belle : exhorter chacune, chacun à se considérer soi-même et à se demander, hors des propos convenus et des faux-fuyants dont nous sommes accoutumés, comment faire pour nous mettre réellement, quotidiennement, au service des autres. Ce service peut prendre la forme du temps que nous consacrons à autrui. Il peut prendre la forme des dons que nous consentons pour lui. Ce service peut être le renoncement à telle forme de pouvoir ou à telle recherche de prestige. Ce peut être le renoncement à vouloir apparaître sur le devant de la scène pour laisser à d’autres la possibilité d’avoir une place au soleil ou tout simplement une place dans l’Eglise.

Ne nous berçons pas d’illusions : cette exigence n’est pas facile, tant est profondément enracinée en nous l’impression que, d’une façon ou d’une autre, nous sommes au centre du monde. Nous n’avons pas tort, bien sûr, d’occuper dans ce monde la place que Dieu nous a assignée en nous donnant la vie, mais nous avons si facilement tendance à considérer que les autres occupent des fonctions moins importantes que la nôtre, et qu’ils sont à tout prendre moins compétents, moins bons, moins savants, moins résistants… Pas toujours facile de se faire petit.

L’exhortation de Paul pourrait aujourd’hui nous livrer le secret d’un exercice spirituel. « Considérez les autres comme supérieurs à vous. » Au cours de la semaine qui commence aujourd’hui, nous allons croiser un certain nombre de regards. Comment allons-nous regarder ces amis, ces parents, ces passants que nous allons croiser ? Comment allons-nous regarder le conducteur du tram, la concierge de notre immeuble, l’homme qui nous sert au guichet, la caissière d’un magasin ? Comme des gens qui font de basses besognes ou comme des gens supérieurs à nous-mêmes ? Et dans l’Eglise, comment allons regarder tout à l’heure ces amis que nous allons saluer sur le porche de ce temple ? Comme des gens qu’on considère de haut, car nous sommes tout de même meilleurs disciples qu’eux, ou comme des gens supérieurs à nous-mêmes ?

Paul invitait les Philippiens à une conversion du regard. Il nous invite aujourd’hui à convertir notre regard sur les autres. Car si Jacques et Jean avaient regardé les autres comme supérieurs à eux-mêmes, jamais ils n’auraient eu le front de réclamer à Jésus les meilleures places dans le Royaume.

Amen.

Michel Grandjean

michel.grandjean@unige.ch

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