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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

Lv 19,1.2.17.18 et Matthieu
5, 38-48

Ce passage de l’Evangile est pour moi l’un des plus difficiles, peut-être le plus difficile, surtout quand il est sorti de son contexte comme il l’est nécessairement un dimanche matin – nous ne pouvons pas relire tout l’Evangile de Matthieu pendant le culte. Il est difficile au point d’en être choquant, et peut-être justement parce qu’il choque, il est de ceux qui font beaucoup réfléchir. Pour ce matin, j’ai choisi de vous raconter l’histoire d’une réflexion suscitée par ses paroles et des conséquences de cette réflexion. C’est l’histoire de Myriam.

Ce matin, Myriam a ouvert la porte de sa maison et elle est partie sur la route de Jérusalem, avec son maigre bagage. Elle avance doucement sur le chemin, parce que tout son corps lui fait mal. Elle traîne la jambe, respire à petits coups pour ne pas réveiller la douleur dans sa poitrine, et évite de sourire pour ne pas rouvrir la blessure de sa lèvre. Pourtant, son cœur chante et ce sont ses yeux qui sourient. Ce matin, elle part. Elle part pour rejoindre l’homme qu’elle a choisi de suivre et dont elle a entendu dire qu’il serait à Jérusalem pour Pâques. La route est longue, mais elle a le temps, et – sans avoir parcouru un seul kilomètre – elle en a déjà parcouru la partie la plus longue et la plus difficile : elle a pris la décision de partir.

 Alors que tout son être chante l’espérance de ce chemin nouveau, Myriam repense au premier pas qu’elle a fait sur ce chemin, il y a quelques mois, alors que sa vie était plongée dans des ténèbres sans fin. Ce jour-là, Anne, sa belle-soeur, l’avait emmenée écouter un rabbin itinérant. Myriam n’avait pas envie : d’abord il allait falloir marcher puis passer de longues heures assise sur le sol, alors que tout son corps réclamait du soin et du repos – oui, cette fois-là aussi son corps était douloureux – et puis, franchement, les rabbins elle en avait soupé. Celui du village ne savait rien lui dire d’autre que « il est ton maître, il a le droit. Tu ne peux pas le quitter, c’est ton mari. »

 Oui parce qu’il faut vous dire que si le corps de Myriam est si douloureux si souvent, c’est que Marc, son mari, la bat. Il a commencé presque tout de suite après leur mariage et il n’a jamais arrêté. Au contraire il devient toujours plus violent. Il prend même plus la peine d’épargner les parties visibles du corps. Tout le village le sait, personne ne dit rien. Myriam n’attendait plus rien de personne, ni de Marc, ni d’elle-même, ni des voisins, ni du rabbin, ni même de Dieu. La seule qui l’aidait, c’est Anne, qui réclamait sa présence aussi souvent que possible sous les prétextes les plus divers, pour la mettre à l’abri, au moins quelques heures ou parfois quelques nuits. Ces dernières années, les moments chez Anne ont été les seuls où elle pouvait sentir la peur relâcher son étreinte et libérer un peu la femme gaie qu’elle était avant tout ça. Ce jour-là, Myriam logeait chez Anne depuis trois nuits : en la voyant arriver au puits l’oeil tuméfié et boitant bas, Anne avait prétexté la fatigue due à la naissance de son petit dernier pour réclamer que Myriam s’installe quelques jours à la maison pour l’aider. Myriam en avait pleuré de soulagement.

 C’est pour ça, par reconnaissance, que Myriam avait accepté d’accompagner Anne voir ce Jésus. Malgré les élancements dans sa jambe, Myriam était heureuse finalement de marcher au doux soleil du matin. À leur arrivée là où se tenait Jésus, elles avaient pris place à la lisière du groupe, pour que Johan, l’aîné des enfants d’Anne puisse jouer sans déranger les voisins.

Myriam n’attendait pas grand-chose du rabbin, mais quand il a commencé à parler, et elle n’avait pas pu s’empêcher de l’écouter : il disait des choses tellement étonnantes, et il émanait de lui une telle bienveillance ! Il a d’abord parlé d’un bonheur étrange, offert à celles et ceux qui ont le moins l’air heureux. Quand il a dit « heureuses celles qui pleurent, car elles seront consolées », elle a souri tristement : elle a tant pleuré et connu si peu de consolation ! Sauf auprès d’Anne… Quand il a continué avec « heureuses celles qui ont faim et soif de justice, car elles seront rassasiées. » Elle a pensé : « si seulement c’était vrai ! Si seulement quelqu’un venait me rendre justice, empêcher Marc de me battre à chaque fois qu’il est contrarié ! » L’homme parlait bien, il avait l’air de croire si fort à ce qu’il disait qu’on avait envie d’y croire aussi, mais il semblait quelque peu déconnecté des réalités du commun des mortels !!

Et puis il a continué : « vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde ». Alors là, c’était franchement drôle : elle, éclopée, souffrante, sans espérance, ligotée à un homme qui ne s’exprimait que par les coups, pleine de tristesse, de colère et d’amertume, « lumière du monde » ? Elle n’éclairerait pas grand-chose ! Lui par contre rayonnait intérieurement. Et il a pris le temps de regarder chacune des personnes présentes, même elle. Et sous son regard, elle s’est prise à le croire, à lui faire confiance : puisqu’il le dit, puisqu’il y croit, c’est peut-être vrai que je peux être un tout petit peu lumière du monde ??

 Ensuite il s’est lancé dans ce jeu cher aux rabbins de réinterpréter la Torah : « vous avec entendu dans la Torah qu’il a été dit… et moi je vous dis de le comprendre comme ça... » Là, elle a décroché. Ces petits jeux intellectuels ne l’ont jamais intéressée. Elle suivait des yeux Johan, qui s’éloignait à la poursuite d’un insecte, quand une phrase l’a heurtée de plein fouet : « si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre joue ». Là, ce n’était plus du tout drôle ! De quel droit se permettait-il de dire ça ?! C’était pire que tout ce que lui avaient dit les rabbins jusque-là ! Tendre l’autre joue quand il commence à la battre, franchement ?! Elle n’avait pas assez subi ? Pas assez souffert ? Il faudrait encore aller au-devant des coups ? On voit bien qu’il n’a jamais connu ça lui. La peur du coup suivant, la peur animale qui vous fait supplier, qui vous fait vous tasser dans un coin en espérant disparaître !

Myriam ne pouvait pas s’empêcher d’être déçue : il lui avait plu pourtant au départ cet homme à l’air si doux, mais voilà qu’il était comme les autres, et même pire que les autres. Elle sentit sa gorge se serrer, les larmes lui monter aux yeux mais elle secoua la tête : pas question de pleurer parce qu’un petit rabbin de rien du tout dit des choses sans queue ni tête sans savoir de quoi il parle.

Jésus poursuivait maintenant : « vous avez entendu qu’il a été dit : « tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi », mais moi je vous dis « aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent ». » et puis cerise sur le gâteau « vous donc, vous serez parfaits, comme votre père est parfait. »

Quel drôle de type vraiment ! Myriam a cessé complètement d’écouter. Évidemment la Torah parlait d’aimer son prochain, mais haïr son ennemi, elle ne voyait pas où ? En tout cas, toutes ses tripes à elle lui criaient de détester Marc pour ce qu’il lui faisait ! Quant à aimer son prochain… Marc était-il encore son prochain ? Qu’avait dit Jésus ensuite ? Ah oui, « aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Celle-là, on ne la lui avait jamais dite, et voilà que cette phrase faisait sa place en elle, tournait sans son cœur, dans son esprit, effaçant tout le reste. Oh elle l’avait aimé Marc oui, c’était le plus bel homme du village, des yeux de velours, une force hors du commun, une prestance inégalée. Elle avait été follement amoureuse. Au point de l’approuver quand il la battait les premières fois : elle n’avait pas été à la hauteur, elle n’avait pas accompli son devoir. Maintenant l’amour avait disparu, ne restaient que la peur et la résignation, et la haine en train de naître. Myriam ne voulait même plus aimer qui que ce soit, sauf peut-être Anne : l’amour l’avait perdue.

Quand elles étaient rentrées ce soir-là après avoir écouté Jésus, Marc les attendait devant la maison d’Anne pour ramener Myriam chez lui, chez elle. Et sa vie avait repris, avec son rythme si particulier, coups réguliers, pause chez Anne, ténèbres, haine, respiration de tendresse chez Anne. Et au long des semaines, cette phrase qu’avait dite Jésus tournait dans sa tête, gardant la tentation de la haine à la lisière de son coeur : « aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent. » Comme une équivalence : aimer c’est prier. Prier, c’est aimer. Aimer Marc, encore, c’est prier pour lui. Prier pour Marc, c’est aimer Marc. Ça faisait tellement longtemps que Myriam n’a plus prié. Elle n’attendait rien de Dieu, que pourrait-il faire ? Myriam ne priait plus pour rien ni pour personne.

Pourtant, une nuit où tout n’était que douleur, encore, Myriam avait murmuré en son cœur : « Eternel, Dieu, je ne sais pas quoi te dire. Jésus dit de prier pour ses ennemis. Alors je te prie pour Marc. Je te prie pour cet ennemi que j’ai tant aimé. Je te prie pour cet ennemi qui a brisé et piétiné mon amour. Je te prie pour cet ennemi dont chaque coup me déchire, jour après jour, nuit après nuit. Je te prie pour moi, qui reste là à supporter ses coups. Je te prie pour moi qui suis trop faible ou trop lâche pour partir ou pour me défendre. Je te prie pour moi qui vais céder à la haine. Je te prie pour toi, qui m’a abandonnée dans cette souffrance sans fin ni fond. »

Sa prière s’était changée en larmes. Elle avait pleuré longtemps. Avec les larmes, elle avait senti se défaire les nœuds qui la liaient à Marc dans une histoire de souffrance et de culpabilité. Et puis à nouveau en mot : « Eternel, me voici devant toi, avec mon âme vidée, blessée. Fais de moi ce que tu voudras. » Et enfin en silence.

 Le lendemain, Anne l’avait à nouveau prise chez elle pour quelques nuits, prétextant une fièvre qui l’empêchait de s’occuper de sa maison. Alors qu’elles préparaient le repas, Myriam avait juste dit : « Merci. Merci de m’avoir amenée écouter Jésus. Grâce à lui, j’ai retrouvé les mots de la prière. » Anne l’avait embrassée.

 Les semaines suivantes, Myriam avait continué à prier, malgré la peur. Sa prière se faisait souvent silence, occupée par une autre phrase de Jésus : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre père est parfait. » Cette phrase-là aussi faisait son nid en elle. Elle savait à quel point elle est imparfaite et à quel point sa vie manque de justice, mais cette phrase qui l’avait fait rire – un peu jaune – en écoutant Jésus, voilà qu’elle lui murmurait maintenant l’espérance. Au lieu de l’écraser, elle la libère : bien sûr qu’elle n’est pas parfaite, mais elle se sent maintenant assurée d’être accompagnée sur le chemin de cette perfection promise. Bien sûr qu’elle a faim et soif de justice et que pour l’instant elle n’est pas du tout rassasiée, mais elle s’appuie sur la promesse de l’être pour avancer.

Et voilà qu’un chemin se fait en elle, un appel insistant : elle va partir. Suivre cet homme qui dit des choses si étonnantes qu’elles déplacent des montagnes à l’intérieur d’elle : montagnes de résignation, montagnes de souffrance, montagnes de colère rentrée. C’est cela son chemin d’amour à elle : aimer Marc, son ennemi extérieur, ce n’est pas rester et le laisser la réduire chaque jour un peu plus à l’état de bête apeurée, c’est le laisser en arrière, le porter dans la prière, espérer qu’il sera un jour guéri de ces accès de violence qui prennent possession de lui. Aimer son ennemi intérieur, c’est retrouver la vie en elle, la capacité d’amour en elle, et partir se mettre à l’écoute d’une Parole qui murmure : « tu es la lumière du monde. ». Aimer Dieu, celui qu’elle a pris pour un ennemi passif, c’est apprendre à le connaître, le chercher et se laisser trouver par lui qui a toujours été là.

 Alors oui, ce matin, Myriam s’éloigne sur le chemin en traînant extérieurement la jambe, et en dansant intérieurement. Au moins pour un temps, elle va suivre celui qui a réveillé sa capacité d’aimer, de réfléchir et de prier. Et elle va protéger l’enfant qu’elle porte.

Elle a trouvé sa propre réponse au défi d’interprétation lancé par Jésus des semaines auparavant : « si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui l’autre joue ». Tendre l’autre joue, pour elle, s’est partir, loin, pour laisser Dieu reconstruire en elle l’enfant aimée du père qu’elle est, pour le laisser faire lever en elle son soleil purificateur et pleuvoir en elle la pluie de sa bénédiction.

 L’histoire de Myriam n’est pas d’hier, elle est de toujours. Je l’ai placée il y a deux mille ans, et pourtant je connais des Myriam aujourd’hui. Son histoire, leur histoire, résonne avec toutes nos histoires, la mienne, la vôtre. Elle propose une manière d’accueillir les paroles de Jésus : les écouter vraiment, les laisser faire leur chemin en nous, chemin bien souvent inconfortable, en chercher le sens, les laisser réveiller en nous le chemin de la prière, des larmes, des rires, de l’amour retrouvé. Ne pas les appliquer comme une recette, mais chercher à appliquer la démarche de Jésus. « Vous avez entendu qu’il a été dit… voilà comment je le comprends... ». A chacune, à chacun, nous est posée cette même question : pour vous, aujourd’hui, dans votre situation tendre l’autre joue et aimer votre ennemi, c’est quoi ? Vous trouverez votre réponse, parce que, comme toutes les Myriam d’hier et d’aujourd’hui, vous êtes les enfants de votre père qui est dans les cieux.

Amen

 

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