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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

« Evangile », vous le savez, cela veut dire Bonne Nouvelle. Jésus a, tout au long de son ministère, et jusqu’à sa mort et sa résurrection, vécu, fait vivre et annoncé la bonne nouvelle de l’amour de Dieu offert à tous les humains sans conditions.

Ce n’était pas autre chose que le cœur du judaïsme de l’époque. Mais ce cœur avait été perdu, et parfois perverti, au point que cette bonne nouvelle d’un amour gratuit libérant la vie était devenue parole de mort et de condamnation. Et cela s’est reproduit depuis, cela se reproduit encore. Comment cela ? Non pas par effet d’un complot organisé par une élite pour prendre le pouvoir sur des âmes faibles. Non pas non plus simplement par bêtise. Mais parce qu’il y a en chaque être humain une part chaotique, une part qui manque sa cible – c’est le sens étymologique du mot péché – et qui, visant la vie, touche la mort.

Paul ne dit pas autre chose dans le passage que nous venons d’entendre : la Torah – ce qui veut dire voie, enseignement, direction, loi – n’est pas mauvaise. Elle a été donnée pour nous garder dans la vie et la liberté, mais il y a en nous quelque chose qui en tort le sens et la fait devenir loi-pour-la-mort, alors qu’elle avait été donnée loi-pour-la-vie.

Les enseignements que Jésus sont évidemment donnés comme des enseignements-pour-la vie. Mais ils peuvent facilement être pervertis en enseignements-pour-la-mort.

Prenons d’abord cette histoire de la poutre et de la paille. Il est facile de l’utiliser pour empêcher toute contestation, toute critique puisqu’elle invite chacun à d’abord faire son autocritique avant de prétendre poser une critique sur autrui. A quiconque vient vous voir en disant « tu sais, il me semble que l’autre jour, à telle réunion, tu as été un peu vif avec Untel, tu ne lui as pas laissé beaucoup de place pour s’exprimer. », vous pouvez toujours répondre « écoute, avant de venir m’apprendre à mener une réunion, tu ne crois pas que tu devrais commencer par réfléchir à la manière dont tu arrives toujours en retard ». Ce n’est pas forcément très grave, si ce n’est que ça ne montre pas une très grande capacité d’écoute à cet instant-là. Mais il arrive que ce schéma de réponse soit bien plus problématique et mène à des situations véritablement mortifères.

Une femme est venue me voir, un jour, pour me parler de sa difficulté à être une bonne épouse. Elle avait à cœur de voir la poutre dans son œil : elle voulait tellement être l’épouse que son mari attendait, elle s’en voulait de ne pas être la bonne cuisinière et la bonne ménagère qu’il voulait. Elle cherchait comment s’approcher un peu plus de cela, par amour pour lui. Lui-même semble-t-il ne se privait pas de lui faire remarquer ses manquements aux tâches qui lui revenaient, ses imperfections. Et, j’ai fini par le comprendre, il ne se privait pas non plus de la frapper pour lui apprendre à mieux cuisiner ou à mieux tenir la maison. Elle, je ne l’ai jamais entendue évoquer le moindre défaut chez son mari, elle ne voyait que les siens.

Vous voyez à quel point l’injonction à ne pas pointer la paille dans l’œil du voisin sans regarder la poutre dans le sien, peut être dangereuse dans une telle situation… Ou plus exactement à quel point elle est pervertie. Jésus pointe du doigt l’hypocrisie de celui ou de celle qui pointe les défauts des autres sans voir les siens, qui sont peut-être plus grands encore. Le plus bel exemple de mise en œuvre de cette recommandation est la parole de Jésus adressée à ceux qui lui ont amené une femme prise en flagrant délit d’adultère : « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. » Cette parole devient parole de vie qui brise le cercle de la violence dans lequel la femme a été enfermée. Si l’épisode vous intéresse, Laurence Mottier nous en proposera une lecture d’ici quelques semaines dans le cadre de la série de Carême.

La perversion de cette invitation à l’auto-examen vient quand elle est adressée à celui ou celle contre lequel on exerce une injustice ou une violence, soit par la société, soit par l’auteur de la violence lui-même. Ainsi la perversion vient quand on demande à la femme qui vient d’être violée comment et pourquoi elle avait « allumé » son agresseur. La perversion vient quand un parent dit à l’enfant sur lequel on vient de lever la main qu’il l’a bien cherché – ou dans le cas de cette femme quand son mari la bat en lui disant que c’est pour lui apprendre à l’accueillir avec une soupe mal assaisonnée. La perversion vient quand on licencie un lanceur d’alerte au motif de la protection du secret industriel. C’est bien de perversion qu’il s’agit : un retournement d’une recommandation en vue de la vie pour en faire une recommandation en vue de la mort.

Si l’on regarde maintenant l’image des fruits et des arbres, il y a là aussi danger. Prenons l’exemple historique des conversions forcées. Le bon fruit attendu d’une démarche missionnaire est l’augmentation du nombre de chrétiens dans une zone géographique déterminée. L’histoire coloniale a connu de nombreux cas de conversions plus ou moins forcées, que ce soit par un « simple » chantage ou par de la violence caractérisée (viol, pillage, enlèvement des enfants). Sans surprise, le nombres de demandes de baptême et de fidèles présents au culte a effectivement augmenté quand de telles pratiques ont été mises en œuvre. Le fruit attendu était là : de nouveaux chrétiens.

L’exemple presque inverse c’est de convertir les gens en leur faisant de fausses promesses rassurantes : garder une famille heureuse et unie, sortir de la pauvreté, guérir de leur maladie, protéger des aléas de la guerre. Les sociologues de la religion ont un nom pour cette manière de prêcher : ils appellent cela l’Evangile de la prospérité. Cela fonctionne, au moins pour un temps : les gens se convertissent, il y a affluence de baptêmes, de confessions de foi.

Là encore, c’est une perversion du message de Jésus. D’une parole de vie, on fait une parole de mort. Cette fois la perversion se fait par la focalisation sur le fruit, là où Jésus se focalise lui sur l’arbre dont viennent les fruits. Dans le cas des conversions forcées, on choisit comme « bon fruit » le nombre de membres de l’église, là où la question de l’arbre dont le fruit est issu nous inviterait plutôt à nous demander si c’est bien l’Evangile qui habite les missionnaires quand ils envisagent de telles méthodes, que ce soient les méthodes dures ou les méthodes « douces » ? Pour Jésus, la fin ne justifie jamais les moyens. Et d’ailleurs si on prend comme fruit le nombre de conversion, disons que le bilan de Jésus est discutable… il a quand même fini sur une croix, abandonné de presque tous ses disciples !

On le voit avec ces deux exemples, comme avec l’amour des ennemis la semaine passée, certains enseignements du Christ peuvent vite entraîner sur une pente glissante…

Et Jésus a bien vu ce danger de perversion, c’est pourquoi il offre d’abord cette image des aveugles qui tentent de se guider et ne peuvent éviter le trou. Avec cette image, il ne veut pas se moquer cruellement de nos faiblesses et de nos erreurs, mais nous indiquer comment éviter qu’elles ne nous conduisent à la catastrophe : en acceptant d’être guidés non pas par un autre aveugle, mais par celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie. Car c’est en prenant Jésus lui-même pour maître que ses enseignements peuvent devenir pour nous une « bonne nouvelle », un évangile. Parce que lui est celui qui nous unit, envers et contre tout, y compris nos perversions, à l’amour de Dieu.

Jésus est le maître parce qu’il est celui lui vit le premier ses enseignements : il se laisse guider par Dieu à travers la prière, il ne prononce pas de parole qui enferme et condamne, il prêche l’amour. Et il est le maître parce qu’il cherche à faire de ses disciples des maîtres, et non à les garder sous sa coupe éternellement. Il faut prendre la mesure de l’extraordinaire promesse qui est faite ici aux personnes qui choisissent de prendre Jésus pour maître : « tout disciple accompli sera comme son maître ». Pour le dire tout à fait clairement : à nous qui sommes là et qui cherchons à comprendre les Écritures, il est promis qu’un jour nous atteindrons le stade de « disciple accompli » et alors vous serez « comme Jésus ». Si nous avons incontestablement en nous une part chaotique qui a besoin de l’action créatrice de Dieu pour devenir porteuse de vie, nous avons tout aussi sûrement une part christique qui a besoin d’être soignée, nourrie, guidée, pour mûrir et porter la vie tout autour de nous. Il nous est promis qu’un jour nous serons comme le Christ, et nous pouvons d’ores et déjà l’être un peu, ici et maintenant, à notre mesure.

La perfection de l’agir qui est indiquée par l’enseignement du Christ n’est pas une condition pour devenir son disciple, mais une conséquence du fait d’être disciple du Christ qui se laisse former par lui. Pour le dire autrement : porter sur moi-même et sur les autres un regard qui aime et qui juge en même temps, discernant ce qui peut porter du fruit et ce qui doit être élagué, ce n’est pas un pré-requis pour pouvoir se mettre à l’école du Christ, c’est une compétence qu’on acquiert à cette école.

Ce qui est requis pour entrer dans cette voie spirituelle, dans cette école de la vie éternelle, c’est d’écouter, de s’intéresser à Jésus, se décentrer de soi donc. Et alors on peut le prendre pour maître pour apprendre à poser sur son être, sur sa vie, sur les autres humains et sur leur vie, un regard libéré des injonctions à être comme ceci ou comme cela pour être considéré comme aimable. On peut apprendre à aimer chaque jour un peu plus, on peut apprendre à s’accueillir et à accueillir l’autre tel qu’il est, à laisser de côté le souci de soi et de son salut pour se soucier de l’autre et de la vie qui passe entre lui et moi, entre lui et d’autres. On peut apprendre à discerner ce qui est vivifiant de ce qui est mortifère, à vivre de ce qui vivifie, à remettre à Dieu ce qui est mortifère. On peut vivre cette vie éternelle qui n’est pas tant une vie pour plus tard qu’une qualité accessible dès lors que l’on se met à l’école du Christ.

Amen

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