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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

On a tous déjà fait quelque chose qui ressemble à la fuite de Jonas. Quel enfant n’a jamais filé dans le jardin quand son père lui demandait de ranger sa chambre ? Quel ado n’a jamais filé regarder une série quand sa mère lui rappelait de faire ses devoirs ? Quel jeune adulte n’a pas préféré une sortie entre potes à une soirée de mise à plat administrative ? Qui n’a jamais remis à plus tard telle conversation difficile avec un proche ? Qui n’a jamais laissé passer un certain nombre de petits problèmes avec un collègue, espérant que ça s’arrange tout seul, ou que quelqu’un s’en charge à sa place ? Qui n’a jamais attendu le dernier moment pour se mettre à un travail un peu ardu ou à enjeu ? Je ne vous dirai pas à quelle heure j’ai terminé cette prédication…

Il y a ces fuites ordinaires du quotidien, et puis il y a ces fuites plus dramatiques, comme ces hommes et ces femmes qui, par dizaines chaque année en Suisse, décident de disparaître un beau jour sans plus jamais donner signe de vie à leurs proches, pour fuir une situation qui leur paraît intenable ; comme ces hommes – ou ces femmes – qui fuient la responsabilité d’un enfant venu sans être vraiment désiré, ou qui s’avère par trop différent de celui qu’on a rêvé, porteur d’un handicap ; comme ces hommes et ces femmes qui n’ouvrent plus leur boîte aux lettres pour ne pas voir les rappels de facture qui s’accumulent, qui choisissent de fuir cette réalité menaçante ; comme ces jeunes et ces moins jeunes qui choisissent la mort pour quitter une vie qui ne leur apporte que souffrance.

Qu’est-ce qui nous pousse parfois à prendre la fuite ? Les réponses sont très différentes selon les personnes, selon les histoires, selon les situations. Parfois on ne sait pas pourquoi on s’enfuit, tout simplement, comme on ne sait pas ce qui poussé Jonas loin de Ninive. Mais toujours il y a une part d’obscurité en nous qui s’exprime là, une angoisse, une peur, la tentation de la mort, au moins symbolique. Une part d’obscurité qu’on essaie de tenir à distance, qu’on ne veut pas regarder, et qui tout à coup prend le pouvoir. Il y a aussi des situations elles-mêmes qui sont parfois si embrouillées que c’est difficile de savoir quoi faire. On trouve dans le livre Deutéronome cette recommandation qui paraît simple : « J’ai placé devant toi la vie et la mort. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance. » ça paraît un choix évident non ? Mais ça ne l’est pas tant que ça… d’abord parce qu’il y a des parts de nous qui trouvent la vie trop difficile, trop douloureuse, et pour lesquelles la mort représente un repos bienvenu.

Et ensuite parce que parfois il n’est pas si clair ce qui est la vie et ce qui est la mort. Par exemple quand une voix vous appelle à aller à Ninive annoncer le jugement de Dieu. Imaginez un jeune juif, en 1942, qui reçoit l’appel d’aller au bunker où vit Hitler pour lui annoncer le jugement de Dieu… Ninive à l’époque de Jonas, ça représente quelque chose de cet ordre-là. Alors comment croire qu’aller à Ninive, c’est le choix de la vie ? Ce n’est quand même pas si évident !

Le début du livre de Jonas nous raconte comment la fuite a mené Jonas de descente en descente jusque vers le fond de la mer… c’est-à-dire vers le chaos, vers les forces colossales qui vous détruisent sans raison. Maintenant, il se trouve au fond du grand poisson. Au fond du fond…

Dans nos fuites loin de la vie, loin de celles et ceux qui nous appellent là où nous avons peur d’aller, il arrive un moment où nous nous trouvons au fond de nos abîmes, intérieurs et extérieurs. Un moment où nous nous croyons hors de portée de tout secours, de tout salut, parti.es loin, consciemment ou non à aller loin de tout et de tous, à rester seul.e avec sa douleur, seul avec son choix de mort.

Lorsque Jonas s’enfuit sur la mer, loin de sa terre, loin de son appel, il tente de se mettre hors de portée de Dieu. On est à un moment de l’histoire d’Israël où le Dieu d’Israël est bien le seul Dieu d’Israël, mais pas le seul Dieu au monde, comme on le voit avec les marins qui prient chacun leur Dieu dans l’espoir d’apaiser la tempête. Dans cette représentation du monde, l’action d’un dieu est liée au territoire de son peuple, ou au moins à la présence d’une délégation de son peuple quelque part. Il y a donc des zones qui échappent à l’action de ces dieux nationaux et territoriaux.

Mais dans l’histoire de Jonas, un basculement s’opère : le Dieu d’Israël se révèle agissant même loin de la terre promise, sur la mer, lieux de tous les dangers pour les israélites. Et il se soucie des autres peuples. Mieux – ou pire – il semble s’en soucier au détriment de son propre peuple. Le Dieu unique d’Israël prend l’envergure d’un Dieu unique universel.

A ce basculement extérieur correspond un basculement intérieur. Car le livre de Jonas c’est aussi la découverte qu’il n’est pas de refus intérieur qui puisse mettre en péril l’amour que Dieu nous porte, pas d’obscurité intérieure qui puisse engloutir la lumière que Dieu porte dans nos vies.

Ce double basculement, les lecteurs et les lectrices sont invité.es à le vivre à la suite de Jonas. Pour lui, le basculement s’est fait depuis le ventre de ce poisson, dans l’expérience de la prière.

Le ventre du poisson, au fond de la mer, c’est d’abord pour le prophète récalcitrant un lieu où attendre la fin, loin de tout secours humain ou divin. Et pourtant… c’est là, loin de tout et de tous, alors qu’il n’y a plus rien à espérer pour lui que la mort, que lui viennent les mots de la prière.

Lui qui n’avait pas dit un mot jusque-là, et surtout pas à Dieu, voilà qu’il se met à parler. Mieux, il prie ! Il s’adresse à ce Dieu qu’il a trouvé si dérangeant et menaçant qu’il a cherché à le fuir. D’où vient cette prière ? Une prière de louange dans un lieu de mort ? Elle est un don. Plus exactement, elle est un fruit inespéré de la Parole de Dieu qui avait semblé jusque-là lui rester extérieure et étrangère. La Parole de Dieu qui avait ouvert le récit avait semblé totalement inefficace. Pire : contre-productive. Non seulement Jonas n’est pas allé à Ninive, mais il s’est enfui, il a préféré se mettre en danger. Et voilà, enfin, qu’un fruit paraît : la prière. Vous avez peut-être déjà entendu cette parole du livre d’EsaIe 55 : « Ainsi en est-il de ma parole, qui sort de ma bouche : Elle ne retourne pas à moi sans effet, sans avoir exécuté ma volonté et accompli mes desseins. » La Parole de Dieu adressée à Jonas a fini par engendrer la Parole de Jonas adressée à Dieu : la prière.

La prière, ça paraît peu, ça paraît faible. Ou bien au contraire ça paraît mystérieusement magique. Ici nous est montrée la puissance de la prière : elle est une puissance de résurrection, un chemin de transformation dans la vie de Jonas. Lui qui fuyait, seul, voilà qu’il est arrêté et qu’il cherche la relation. Lui qui choisissait la mort, voilà qu’il entre en relation avec la vie. La prière de Jonas porte les traces de cette transformation intérieure.

Au début de la prière, Jonas voit Dieu comme le responsable de ses malheurs : c’est Dieu qui l’a jeté dans la mer, c’est Dieu qui l’a englouti, c’est Dieu qui l’a chassé loin de lui. Dans la première représentation de Jonas, il est clair qu’ayant fui devant l’injonction de Dieu, ayant refusé sa mission, il doit être puni par Dieu. La tempête vise à détruire Jonas, et elle y réussi presque puisque Jonas est jeté à l’eau.

Puis la perception de Jonas évolue : ce n’est plus Dieu, mais les éléments hostiles, qui sont la cause de son malheur. Les eaux, les joncs, l’abîme. Des forces extérieures hostiles.

Et se complexifie encore : ce n’est plus Dieu, ce ne sont plus des forces extérieures hostiles, mais aussi des parts de lui, et sa propre responsabilité. « Je suis descendu jusqu’aux racines des montagnes. » dit-il.

Et enfin, cette découverte incroyable : « tu m’a fait remonter de la fosse Eternel mon Dieu. » « Alors que je te croyais vindicatif, je te découvre attentif et délicat. Alors que je te croyais vengeur, je te découvre plein de miséricorde. » Oui, alors même que Jonas le croyait hostile, Dieu prenait soin de lui. Alors que Jonas se croyait poursuivi par sa vengeance, c’est le salut qui lui était sans cesse offert. Alors qu’il pensait que les éléments ou son refus le mettait hors d’atteinte de l’action de Dieu, Dieu agissait. Cette tempête n’était pas une punition, mais une occasion de stopper la fuite en avant et d’entrer en relation avec Dieu. Elle était un appel à la prière, et on voit d’ailleurs les marins exhorter Jonas à la prière. Mais il refuse, préférant la mort. Cette chute dans la mer que Jonas a réclamée a calmé la tempête non pas parce que Dieu avait obtenu la punition qu’il souhaitait, mais parce qu’il devait maintenant changer ses plans et trouver comment sauver Jonas. Cet énorme poisson – symbole clair pour un hébreu du chaos mortel – n’était pas une mort différée mais un salut à venir : Dieu soumet cette force de mort pour en faire l’instrument d’une vie renouvelée.

Jonas découvre aussi que Dieu l’a sauvé sans raison : à aucun moment Jonas ne s’est repenti d’avoir fui. A aucun moment il n’a dit qu’il avait fait une erreur. A aucun moment il n’a promis d’accomplir sa mission en échange de la vie sauve. Il refuse toujours, de tout son être, d’aller là-bas, et il est persuadé que cela ne peut lui valoir que la mort. Mais il découvre que cela n’empêche pas Dieu de vouloir pour lui la vie.

Et dans cette découverte, l’Eternel lointain, le juge de son peuple et de chaque être, devient tout à coup « mon Dieu » : une relation personnelle s’est mise en place, est née de cette tempête intérieure et extérieure. Et le cri final du psaume dit le sens de cette conversion : Le salut vient de l’Eternel !

Ce qui vient de l’Eternel, ce n’est pas le jugement, la menace, la punition, le rejet, mais le salut, l’amour pour ce qui en nous souffre au point de choisir la mort plutôt que de choisir la vie.

Ce que nous sommes invité.es à redécouvrir à la suite de Jonas, c’est que Dieu n’est source que de salut. Quelles que soient les obscurités qui nous environnent, elles ne sont pas envoyées par Dieu pour nous punir, pas même pour nous éduquer. Par contre, à travers ces obscurités, parfois même en utilisant ces obscurités, Dieu cherche sans cesse à nouveau à ouvrir des chemins de vie et de lumière.

La prière de Jonas remet en circulation la Parole : parole adressée à Dieu, Dieu adresse à nouveau la parole. Non pas à Jonas cette fois mais au poisson qui à son tour ouvre la bouche, non pas pour parler – les poissons sont muets – mais pour recracher la parole intériorisée par Jonas sur la terre ferme. La parole de vie qui circule de nouveau ouvre la sortie du chaos et de la confusion : l’humain et l’animal sont disjoint, l’humain regagne son milieu de vie : la terre ferme.

Quelles que soient nos fuites, quels que soient les lieux de mort où nous nous retirons, la Parole nous rejoint pour faire naître la vie de nouveau. Amen.

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