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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

culte du 24 octobre 2021

Voilà un récit tout simple, admirablement construit. Marc n’est pas friand d’esbroufe littéraire : c’est le plus bref des évangélistes, et il affectionne particulièrement le mot euthus – aussitôt – qui rythme tout son évangile et lui donne un caractère d’urgence. Mais ici c’est comme une pause, un temps suspendu. Il n’y a qu’un seul aussitôt, et Marc prend le temps de certains détails, comme le nom de la personne guérie : Bartimée. En araméen, ça veut dire « fils de l’impureté ». Tout un destin ! Dans la compréhension de la maladie et de l’infirmité de l’époque, une telle situation est le fait d’une punition divine ou d’une puissance mauvaise plus forte que la puissance divine. Cela vous exclut de toute vie active, de toute vie sociale et de toute vie religieuse : dans le cas de Bartimée, il ne peut pas travailler, il n’a pas de famille, il est dépendant des autres pour tous ses déplacements et il ne peut pas accomplir toutes les prescriptions de la loi. Il et impur, réduit à la mendicité.

Mais en grec, timée désigne le respect, l’honneur. Bartimée veut donc dire aussi, dans la langue dans laquelle l’Evangile est rédigé, fils du respect, fils de l’honneur. Le récit déploie le passage de l’une à l’autre de ces significations, de la position de mendiant aveugle à celle de disciple de Jésus. Ce chemin bien sûr nous concerne tous et toutes, quelle que soit l’acuité de notre vue ! Le but des ceux qui ont rédigé les évangiles n’est pas de nous informer de manière scientifique sur ce qui s’est passé, mais de nous mettre face à la question de savoir qui est Jésus pour nous, et quelle place nous voulons lui donner dans notre vie, pour qu’elle soit transformée par la puissance de résurrection qu’est le Christ.

Pour que le chemin de Bartimée devienne un peu le nôtre, regardons le d’un peu plus près.

Au début du récit, Bartimée est sur le bord du chemin, à mendier le droit de vie, prostré, caché dans son manteau de mendiant, à écouter passer la vie autour de lui, séparé des autres par sa cécité, par son statut. Son avenir s’annonce semblable à son présent : une file ininterrompue de jours pétris de misère et de douleur pour celui qui est tout juste toléré et à qui on fait parfois un geste d’aumône. Vous avez peut-être déjà connu de ces jours où vous ne pouvez que sentir la vie passer pour les autres, loin de vous, de ces jours où tout semble bouché, sans espoir, où il semble que chaque jour nouveau n’apportera que du même, que de la souffrance, de la grisaille et de la tristesse en plus ? Peut-être y êtes-vous maintenant ?

Et voilà que ce jour-là quelque chose d’autre se produit. Quelque chose qui sort du schéma attendu. Lui, Bartimée, est à la même place que d’habitude, il n’a rien changé, mais quelque chose – ou plutôt quelqu’un – passe tout près. La promesse qui nous est faite en Christ c’est que la vie s’approche de nous, passe à portée de main, qu’elle vient à notre rencontre alors même que nous ne la cherchons pas ou plus. Pour Bartimée, cela se manifeste d’abord par un brouhaha qui signale une foule assez nombreuse. Puis une rumeur : celui qui passe, c’est Jésus, un homme empli de puissance, peut-être le futur roi d’Israël. Alors quelque chose frémit à l’intérieur même de Bartimée, en son cœur – qui dans l’anthropologie juive est le siège de la volonté, en ses entrailles – siège de l’affectivité, en son esprit – siège de la vie intellectuelle et spirituelle. Ce qui frémit en Bartimée, que vous avez peut-être déjà senti frémir en vous, c’est le désir d’autre chose, le désir d’une autre vie, d’une autre place. Un désir de vie tout simplement : une vie reçue d’un autre, oui, mais une vie qui donne une vraie place, une vie qui donne la liberté, une vie qui donne la dignité. Ce désir qui frémit bouscule la résignation derrière laquelle il se cache habituellement et se manifeste par un cri : « Jésus, fils de David, prend pitié de moi ! »

Ce n’est pas un discours élaboré, ce n’est pas de la belle théologie. « Fils de David » c’est une désignation qui insiste sur la royauté terrestre de Jésus. On pourrait dire d’une certaine manière que Bartimée souffre du même malentendu que les foules qui accueillent Jésus à Jérusalem au jour des rameaux : il voit d’abord en Jésus un futur roi terrestre. La suite de l’histoire montrera que ce n’est pas le type de Messie que Jésus est. Mais peu importe, Bartimée n’est pas un prêtre, pas un maître de la loi, pas un disciple, pas un théologien. Il est – comme chacun de nous – un mendiant de la vie, un humain avec son histoire en ombres et lumières, qui perçoit les choses à travers des filtres multiples. Et il ne peut que crier pour attirer l’attention de Jésus. Alors il crie.

« Jésus, fils de David, aie pitié de moi ». Qu’espère ce cri ? Ce n’est pas très clair. Peut-être une aide matérielle, peut-être d’abord un regard qui reconnaisse le caractère pitoyable de l’existence de Bartimée, qui voit vraiment cette douleur, cette tristesse, cette désespérance. Tout n’est pas formulé, tout n’est pas formulable.

Mais ce cri, pour faible qu’il soit encore, suscite la réprobation de plusieurs. Ce cri dérange. Pourquoi ? Parce que quand Bartimée pousse ce cri, il dérange l’ordre établi : il prétend sortir du rôle qui est le sien. Normalement, il est celui qui souffre et qui tend la main. Celui qu’on ne regarde pas, celui dont on ne veut pas regarder la souffrance parce que ça ferait trop mal. Celui qu’on peut oublier dans un coin. Que se passe-t-il exactement dans cette foule ? On ne sait pas, mais des mots, des gestes, veulent remettre Bartimée à la place qui est la sienne, étouffer ce jaillissement de vie.

Cela vous est peut-être arrivé à vous aussi, au sortir d’une période sombre, de vous sentir l’envie. L’envie d’on ne sait quoi de précis, mais une envie. Et que cette envie soit douchée par une parole ou un geste qui tente de mettre sous le boisseau cette petite flamme de vie ? Ce mot ou ce geste viennent d’ailleurs parfois d’une petite voix à l’intérieur de nous qui susurre : « à quoi bon ? », ou bien « tu ne vas pas y arriver », « ce sera toujours pareil ». Parfois ça réussit : la source est ensablée, l’envie de vie disparaît, et vous retombez dans la prostration de la souffrance.

Et parfois ça ne marche pas, au contraire, c’est comme si ça soufflait sur la flamme et l’encourageait. Parfois l’obstacle réveille une force qu’on croyait disparue. Le frémissement de vie se fait bouillonnement ! C’est ce qui se passe pour Bartimée : il crie encore, il crie plus fort.

Et c’est seulement à ce moment-là que Jésus intervient. A sa façon toujours surprenante, déroutante, jamais là où on l’attend. Jésus ne va pas directement vers Bartimée. Il s’adresse à ces voix, à ces gestes, qui tentent de l’étouffer : « Appelez-le ». Par ces mots, il apaise le chaos qui était survenu et qui s’opposait à la vie. Il dompte ces forces hostiles pour en faire des forces alliées. C’est comme s’il disait : « vous qui avez le souci de préserver un ordre, préservez le bon ordre : celui qui fait grandir la vie ». Il les réoriente pour soutenir la vie.

Celles et ceux qui repoussaient Bartimée vont alors vers lui et lui tendent la main : « Confiance, lève-toi, il t’appelle ». Ils et elles sont passé de l’hostilité à l’accueil parce qu’ils et elles ont intégré le message de Jésus et l’ont reformulé en deux ordres et un message :

      Confiance. N’aie pas peur. Quelle que soit ta peur : celle de ne pas y arriver, celle ne pas être à la hauteur, celle que tout cela n’en vaut pas la peine, celle du changement qui pourrait être, celle qui n’a même pas d’objet précis. N’aie pas peur. Confiance. Cette confiance qui était au départ un peu hésitante, une simple envie de faire confiance, une envie d’y croire, accroche-la à nous pour qu’elle se fortifie et qu’elle grandisse.

      « Lève-toi ! » Bartimée est assis, prostré, enroulé sur lui-même, sur sa souffrance, il s’efface de la surface de la terre, il s’excuse d’être en vie, ou bien il offre le moins de prise possible à la vie qui pourrait le faire souffrir. Avec cet appel, il est invité à se déplier, à se dérouler, à se lever et à avancer. Debout, tête haute !

      « Il t’appelle » oui, mais d’abord nous t’appelons et nous sommes ta force, nous pouvons l’être. Et lui t’appelle aussi. Cette vie que tu sens frémir en toi répond à l’appel de la vie plus grande encore qui passe. Viens.

Bartimée avait besoin de cela. Pour crier, Bartimée avait dû progressivement se déplier, de déployer : pour crier c’est comme pour chanter il faut ouvrir la poitrine, le diaphragme, pour que le souffle circule et puisse porter loin le son. Là, il est mis debout. Et lui aussi reçoit et interprète l’appel reçu : il se lève oui, et dans le même mouvement il laisse son manteau encombrant, celui qui le définit comme mendiant, aveugle, celui qui est couleur de sable et de terre et qui l’efface presque de la surface de la terre. Et il ne se contente pas de se lever, il bondit et il court. La guérison, le miracle sont là : cet homme prostré, ne voyant rien que le noir de la misère passée, présente et à venir, bondit et court vers Jésus. Non plus vers le fils de David, mais vers Jésus, dont le nom veut dire « Dieu sauve », « Dieu est mon salut ». A ce moment, il est déjà sauvé : il a laissé la vie jaillir en lui, elle a été vue, reconnue, entendue, mise en route vers la source de la vie. Il a changé de statut, il n’est plus l’aveugle mendiant qui fait partie des murs, il est l’homme debout, à qui l’on parle, réintégré dans la communauté, débarrassé de ses peurs et de ses étiquettes, en marche.

C’est alors la rencontre avec Jésus : « que veux-tu que je fasse pour toi ? » Vous souvenez-vous que dans le récit de la semaine passée, qui précède immédiatement le nôtre, Jésus avait posé la même question à Jacques et Jean ? C’est que toujours Jésus suscite et écoute le désir. Si nécessaire, comme avec Jacques et Jean, il l’interroge. Ou, comme avec la foule hostile, il le réoriente. Mais toujours il part de là : le désir de vie qui est en nous.

Remis debout, accueilli par Jésus, Bartimée peut aller plus du cri qui réclamait d’être vu, reconnu comme un être humain à part entière, un fils du respect et de l’honneur. Debout, en marche, sans entrave, il peut écouter plus clairement ce désir qui vibre à l’intérieur de lui et le dire : « Je veux voir. Je veux regarder vraiment la vie qui est là, autour de moi, en moi, y participer, la faire grandir, pousser. »

Il a déjà commencé à faire, et il va continuer puisque le récit se termine avec le fait que Bartimée suit Jésus sur le chemin. Il ne suit pas Jésus n’importe où, n’importe comment, mais sur le chemin : Jésus ne mène pas à un point fixe, à un point d’arrivée, il mène sur le chemin : rester en mouvement, c’est cela être en vie. Et sur le chemin que suit Jésus, c’est être sur le chemin de vie.

Ce qui a sauvé Bartimée, ce qui l’a mis debout, c’est sa foi nous dit le récit, on pourrait tout aussi bien traduire sa confiance puisqu’il n’y a qu’un mot pour dire les deux, en grec comme en hébreu. La confiance qu’il a eu que ce qu’il sentait frémir en lui, ce qu’il sentait passer à portée de main était de Dieu, venait de la source de la vie, était bénédiction pour lui. C’est la promesse que nous recevons en Christ : il y a en nous de la vie qui cherche à jaillir, même aux plus noir de nos obscurités. Et Dieu encourage, suscite, alimente ce jaillissement, et remet debout, en marche joyeusement ce qui a besoin de l’être, pour que – comme Bartimée – nous devenions des êtres humains debout, en marche sur le chemin de Jésus.

Amen.

 

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