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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

« La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses sans esprit. Elle est l'opium du peuple. Le bonheur réel du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. »

Vous aurez peut-être reconnu les mots célèbres de Karl Marx, dans l’Introduction à la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel en 1843. Telle que Marx la comprend, la religion sert de dérivatif collectif nécessaire quand les conditions extérieures sont trop dures et ne mènent objectivement qu’au désespoir. En promettant qu’un avenir meilleur surviendra un jour, plus tard, compensant toutes les souffrances passées, la religion adoucirait les souffrances du présent, c’est le versant utile et positif de la religion : adoucir, endormir une souffrance réelle, comme un antalgique ou un sédatif. Mais le revers de ce rôle est précisément celui de ces médicaments : un surdosage ! Pour Marx, il est clair que cet endormissement de la souffrance déborde et endort aussi la volonté de changement, le courage d’agir pour que les choses changent déjà maintenant. D’où la nécessité selon lui de supprimer la religion pour qu’on puisse commencer à vivre aujourd’hui.

On ne peut nier qu’historiquement le christianisme ait pu jouer ce rôle ambigu… Mais quand les textes bibliques s’empoignent avec cette réalité humaine de la souffrance et de l’injustice subies collectivement, ce n’est ni pour les nier, ni pour s’en contenter en attendant mieux, mais pour inviter à fonder son espérance en Dieu pour les traverser sans être englouti.es.

A première vue, le texte que nous venons d’entendre, qui nous brosse le tableau d’un monde idyllique à venir, pourrait bien entrer dans la catégorie des sédatifs un peu trop puissants qu’il faudrait cesser de lire pour mieux nous concentrer sur les maux du présent. Mais quand on y regarde d’un peu plus près, on constate vite qu’il n’en est rien, au contraire !

L’Apocalypse est un livre adressé à des communautés persécutées de la fin du premier siècle, et vise avant tout à renforcer leur courage et leur espérance face à l’adversité. Elle le fait de plusieurs manières. La plus célèbre est la succession de catastrophes cosmiques annoncées. Vous le savez, en grec apocalypse veut simplement dire révélation, dévoilement. Mais si dans le langage courant, elle est devenue synonyme de fin du monde, de catastrophe, c’est précisément à cause de cette série de désastres pire les uns que les autres. Et si cette série de mauvaises nouvelles annoncées peut renforcer le courage de communautés persécutées, c’est que ces catastrophes annoncées ne sont pas totales – ce qui est détruit dans ces divers événements ce sont les forces du mal – et qu’elles ne sont pas la fin de l’histoire puisqu’une nouvelle création est annoncée : un nouveau ciel, une nouvelle terre.

La fonction de la vision idyllique de la nouvelle Jérusalem que nous venons d’entendre n’est donc pas de faire patienter en silence ceux et celles qui souffrent. Comme toute vision utopique, elle vise d’abord à réveiller l’imaginaire pour inviter au courage et à l’action. L’Apocalypse n’est certes pas une utopie au sens strict du terme, ne serait-ce que parce qu’elle compte sur la puissance agissante de Dieu, mais elle en possède certains traits. Dans une situation collective qui semble bouchée définitivement, il y a besoin de ré-ouvrir l’horizon des possibles. A vues humaines, les communautés chrétiennes de l’époque sont vouées à disparaître dans la douleur des tortures ou dans le renoncement compréhensible de celles et ceux qui veulent protéger leur vie et celle de leur proches. A vues humaines cela signifie dans leur univers mental que le monde est voué à disparaître dans la colère divine. La vision de la nouvelle terre rappelle que ce n’est pas le seul avenir possible, ce n’est pas l’avenir promis. L’utopie de la Jérusalem céleste invite à se représenter un monde dans lequel la grâce est incarnée et vécue par chacune, par chacun, un monde où il n’y a pas de peur d’en manquer : c’est ce que nous disent les images de la source abondante et de l’arbre qui produit du fruit en tout temps, les deux étant accessibles à celles et ceux qui s’en approchent.

La vision de la Jérusalem céleste vise aussi, comme les prophéties bibliques, non pas tant à dire l’avenir qu’à pointer les manquements du présent pour inviter à le réorienter. Quand le récit décrit la présence visible, palpable, de Dieu au milieu de la ville, il pointe en creux la distance que vit la communauté aujourd’hui avec son Dieu. Quand il décrit l’abondance de la source qui jaillit au pied du trône, il pointe la soif vécue dans l’aujourd’hui des communautés. Quand il nous représente cet arbre démultiplié qui porte du fruit chaque mois, don de fertilité accessible à tous, il pointe la stérilité du monde vécu par les communautés. Quand il nous montre une bénédiction pour tous et toutes, une nouvelle Jérusalem ouverte à toute l’humanité, où Dieu accueille et nourrit en chaque être ce qui a besoin de l’être, et laisse dehors ce qui ne peut pas l’être, il pointe les fausses barrières que les humains dressent en eux. Quand il nomme le Christ Seigneur, c’est pour exclure tous les autres qui prétendent être les seigneurs de nos vies, quelles que soient leurs bonnes et moins bonnes raisons pour prétendre à ce titre.

La vision de la Jérusalem céleste vise encore à redonner du courage : si c’est cela qui est devant, renoncer ou mourir ne sont peut-être pas les seules options possibles. Il vaut la peine de tenir encore, de tenter encore quelque chose, de croire encore, d’espérer encore. Et surtout, la vision dit quelque chose qui sera en perfection, mais qui est aussi déjà là. La vérité de la parole dite par l’ange n’est pas, ou pas seulement pour le futur : elle est déjà pour aujourd’hui et elle donne des forces pour traverser ce qui est là aujourd’hui , parce qu’elle donne à goûter aujourd’hui la présence bien réelle de Dieu dans nos vies, alors même que nous les croyons bien souvent désertées. La promesse « je viens bientôt » va dans ce sens : elle dit une présence au présent : je viens, et encore à venir : bientôt. Dans les communautés persécutées d’hier, dans nos communautés déboussolées d’aujourd’hui, l’interrogation revient, lancinante : que fait notre Dieu alors que nous souffrons ? Pourquoi laisse-t-il notre monde sombrer dans la souffrance et le désespoir ? La Parole dit une présence au-delà de l’absence, une promesse au-delà des désillusions. Lire les textes bibliques, les faire redevenir Parole vivante en les laissant rencontrer notre vie telle qu’elle est, en les partageant, c’est rendre possible une Présence qui nous dépasse et qui nous échappe.

La vision de la Jérusalem céleste enfin sort les auditeurs, les lectrices de la nostalgie d’un paradis perdu pour remettre ensemble debout, en marche vers un à-venir souhaitable, désirable. L’Apocalypse en effet n’est pas un effacement de l’Histoire pour revenir à l’état de la Genèse, elle annonce le déploiement d’une possibilité présente dès l’origine. De la même manière qu’il y a à la fois continuité et rupture entre Jésus de Nazareth et le Christ ressuscité, il y a rupture et continuité entre la Genèse et l’Apocalypse, une continuité qui nous garde ancré.es dans le présent et une rupture qui nous relève de nos désespérances.

C’est bien pour cela qu’il est important de (re)lire l’Apocalypse aujourd’hui : nous n’avons pas besoin d’une nostalgie du bon vieux temps, ni d’une culpabilité écrasante et paralysante, mais d’un élan vers une vie désirable, promise belle et lumineuse. La vision de la Jérusalem céleste nous oriente vers la vie promise par Jésus le Christ, elle stimule notre réflexion, notre foi, notre espérance, notre manière d’être au monde ici et maintenant. Sa dimension collective nous redit avec force notre interdépendance et nous invite à une éthique de la responsabilité et de l’action, tournée vers autrui. Mêlant prophétie et traits utopiques, l’Apocalypse nous invite à ne pas négliger le présent au profit d’un futur rêvé, mais à agir dès aujourd’hui en fonction de cet à-venir promis, à mettre des mots sur les maux, pour laver nos vêtements comme nous le propose le texte d’aujourd’hui, c’est-à-dire choisir d’exposer nos maux, nos blessures, le mal qui nous habite, à l’amour de celui qui nous accueille, et qui offre l’eau de sa source, le fruit de l’arbre de vie, pour guérir et devenir l’humanité qu’Il espère.

Comme les communautés persécutées du premier siècle l’ont vécu, la parole de l’Apocalypse peut venir nous réveiller, ressusciter notre espérance et notre foi, nous dire le « pourtant » qui brise les fatalités annoncées et restaure l’à-venir. Nous pouvons alors dire avec ces chrétiens et ces chrétiennes qui nous ont précédé.es viens Seigneur ! Comme une prière pour refonder notre espérance en sa présence. Une prière à répéter : viens Seigneur ! Pour l’intégrer, pour apprendre à en vivre.

Et nous dire les un.es aux autres : la grâce que Seigneur Jésus est avec toi ! Avec toi que je connais et que j’apprécie, avec toi que je connais et que j’apprécie moins, avec toi que je ne connais pas . Oui, la grâce du Seigneur est avec vous, avec nous ! Qu’elle nous donne le courage d’être, dans ces temps incertains, le courage de vivre de sa vie !

Amen

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