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10:00| | Prédications | Richard Cadoux

Prédication Cathédrale Saint-Pierre de Genève Actes 18, 1-11

 

Sujet, verbe, attribut. On trouve cela dans toutes les bonnes grammaires françaises, au chapitre consacré à la proposition. Jésus est le Christ : Sujet, verbe, attribut. Quoi de plus simple en effet :  c’est ce que déclare l’apôtre Paul, alors que séjournant à Corinthe, il cherche à convaincre juifs et grecs dans la synagogue où il est accueilli le jour du shabbat.

Mais cette prise de parole ne relève pas seulement de la controverse religieuse ou d’un dialogue interne au judaïsme. L’auteur du Livre des Actes a le soin de préciser que la parole de Paul est de l’ordre du témoignage. Paul atteste publiquement que Jésus est le Christ. Nous avons affaire ici à ce qui est une des toutes premières confessions de foi chrétienne. Jésus est le Christ : cette formulation concentre l’essentiel de la foi chrétienne sous la forme d’une évocation du nom de Jésus auquel est ajouté un titre qui exprime sa fonction. C’est dans la conjonction de ce nom et de ce titre que réside l’identité de Celui dont Paul se veut le témoin et l’annonciateur.

De cette confession de foi, on trouve plusieurs occurrences dans le Nouveau Testament, sous des formes diverses : Jésus est Seigneur, Jésus est Fils de dieu, Jésus est le Christ. Dans leur brièveté, ces formules s’apparentent au slogan ; ou alors elles relèvent de l’acclamation cultuelle, voire de l’incantation rituelle. Ces confessions de foi ont d’ailleurs évolué en une sorte d’agglutination, de cristallisation, de contraction pour aboutir à la forme Jésus-Christ. En proclamant Jésus-Christ, nous sommes donc, je le répète, au cœur de la foi chrétienne. Nous atteignons ce qui constitue son noyau dur. Alors démontons les pièces, si vous le voulez bien.

Jésus. Voilà un simple nom. Il dit la singularité d’une personne bien concrète : Jésus de Nazareth, Monsieur Jésus. Un sujet situé dans l’espace et dans le temps. Un homme qui vivait sur une terre placée sous la domination de Romains dont les méthodes de pacification n’avaient rien à envier à celle des puissances coloniales de naguère. Un être qui vivait à l’âge hellénistique, dans le monde de ce que les historiens appellent le judaïsme du second temple. Notre temps a d’ailleurs redécouvert la judéité de Jésus. Jésus était juif. Un juif marginal ? Historiens et biblistes ne cessent de s’interroger. A quel courant du judaïsme pouvait se rattacher l’homme qui venait de Nazareth ? Nous avons toutes sortes de Jésus : un Jésus essénien, un Jésus baptiste, un maître versé dans l’étude et la pratique de la Loi, un sage sachant manier énigmes et apophtegmes, un prophète charismatique galiléen, un guérisseur et un exorciste populaire, un prédicateur d’apocalypse en attente de la fin du monde, un révolutionnaire critique de l’ordre établi, un juif libéral précurseur. Quel fut donc son projet, lorsqu’un beau jour, cet homme entreprit de se lancer sur les routes de Palestine, pour annoncer la proximité du règne de Dieu ? On peut ainsi tenter de tracer une infinité de portraits de Jésus. Et la quête du Jésus de l’histoire n’est sans doute pas achevée. Le nom de Jésus n’est d’ailleurs pas sans signification : Dieu sauve. Mais ce nom de Jésus, le Nouveau Testament ne le fait jamais fonctionner comme un titre. Il reste à jamais le nom propre d’un homme qui a vécu il y a deux mille ans. Ce nom demeure la référence à une histoire, même si celle-ci nous échappe en grande partie. Car Jésus n’est pas un être mythique ; c ’est un personnage historique situé dans le temps. Flavius Josèphe, Tacite, Suétone, Pline le jeune, les évangiles pointent son existence. Le Jésus réel a bel et bien existé. Il reste d’infimes traces de son histoire. Mais il nous échappe. Les portraits qu’en tracent les historiens ne sont jamais que des reconstitutions, qui nous en disent finalement parfois plus sur leurs auteurs que sur Jésus lui-même. Les évangiles n’échappent à ce constat. Ils racontent Jésus, c’est vrai, mais ce récit est élaboré à la lumière de la foi en la Résurrection. Ils mettent en récit la proclamation de la foi des premières communautés chrétiennes. Ils mettent en scène un personnage qui est confessé comme Christ et dont les chrétiens attestent qu’il est vivant au milieu d’eux.

J’en viens donc à ce terme de Christ. C’est un titre. Il désigne une fonction. Christ égale messie. C’est celui qui a reçu l’onction. Sa vocation, c’est d’accomplir l’espérance d’Israël, ce peuple qui vit dans l’attente de la réalisation des promesses du Dieu de l’alliance. Pour les chrétiens, Jésus est le messie d’Israël. On comprend d’ailleurs que cette affirmation fasse débat dans la synagogue de Corinthe. Certains, à l’instar de Crispus, le chef de la synagogue, se rallient à la proposition de Paul. D’autres répondent non. La question reste ouverte aujourd’hui encore. Judaïsme et christianisme témoignent tous deux de l’espérance en l’œuvre rédemptrice de Dieu. Mais ils divergent quant à l’appréciation de la place de Jésus dans le dessein de Dieu. Si Jésus rapproche juifs et chrétiens, en revanche, Christ les divise. Le judaïsme refuse ce titre de messie à Jésus et vit toujours dans l’espérance de voir poindre l’étoile de la rédemption. Pour les chrétiens, le messie vient en la personne de Jésus. Ce titre est tellement déterminant pour la foi chrétienne qu’il commande en fin de compte tous les autres titres peu à peu attribués à Jésus : Seigneur, Sauveur, Fils de Dieu.

Quel sens faut-il donner à ce titre ? Les titres accordés à Jésus sont les interprétations d’une histoire humaine, comprise à la lumière du projet de Dieu. Cet homme a parlé au nom de Dieu qui l’a fait Seigneur et Christ, pour reprendre l’expression de Luc en Actes 2, 36. Le titre de Christ nous renvoie donc au poids de son histoire et au mouvement de son existence. La trajectoire de cet homme, son itinéraire, sa mission, son ministère de prédicateur et d’annonciateur du règne, son engagement de service incarnent le projet de Dieu. Celui-ci a voulu habiter l’épaisseur, la réalité d’une existence singulière et en faire le signe de son amour et de sa bienveillance pour l’humanité tout entière. Christ, c’est l’événement de Dieu et de son action dans le monde et dans l’humanité. C’est le coup d’éclat par lequel il entre en relation avec les humains et fait surgir du nouveau en eux et dans leurs vies. L’universel se révèle dans le particulier, l’absolu dans le contingent. Un homme est l’intervention de Dieu, susceptible d’apporter à tout homme, d’hier, d’aujourd’hui et de demain, salut et libération de sa finitude et de son mal. A cet égard, Jésus n’est peut-être pas le seul Christ, mais nous croyons et nous proclamons qu’il est dans l’histoire l’intervention de Dieu la plus décisive, la plus marquante, la plus exemplaire. Cette intervention, en la personne de Jésus, suscite une nouvelle manière d’être homme, une nouvelle manière d’être vivant dans une existence réconciliée avec le Créateur, avec soi-même, avec les autres. La véritable humanité s’est réalisée de manière emblématique en Jésus de Nazareth et peut par conséquent naître et se développer en tout homme prêt à l’accueillir. Christ, c’est l’action de Dieu parmi les humains pour les rendre authentiques.

Mais nous voyons bien alors qu’il y a une distance immense, un abîme, entre le nom de Jésus, ce tellement singulier et le titre de Christ, porteur en lui-même d’une prétention phénoménale de salut universel.

Eh bien, cette distance est franchie par le verbe être. Cette identité personnelle de Jésus et du Christ vivant c’est ce qui fait tenir la foi chrétienne. Entre Jésus et Christ, Il y a ce simple verbe être, parfois-même un simple trait d’union, zeugma, telle une passerelle jetée entre deux rives, un pont de singe, entre le rivage de l’homme et celui de Dieu. Si je dis Jésus seulement, je m’attache à un « homme admirable », une figure du passé dont la personnalité hors du commun continuerait d’exercer un charme, de séduire, de fasciner par-delà les siècles. Mais cet homme-là, il est définitivement englouti dans le passé. Et si je proclame Christ seulement, je me réfère à une figure presque légendaire, une métaphore de nos aspirations au salut et à une vie authentique. J’en appelle à un chiffre mythologique sans corps ni visage. En affirmant que Jésus est le Christ, je tiens les deux bouts de la chaîne. Mais une telle affirmation relève de l’assentiment de la foi. Ce verbe être, en effet, il est riche du poids de l’acte de foi.  Car pour le croyant, pour le fidèle, ce verbe ne peut jamais être au passé. Aujourd’hui je crois que Jésus est le Christ. Proclamer que Jésus est le Christ, c’est reconnaître ici et maintenant qu’il est bien l’envoyé, le bien-aimé, porteur d’une parole que Dieu nous adresse. C’est également le proclamer dans la réalité d’une parole personnelle, d’une première personne du singulier, je crois. Jésus est le Christ. C’est ce qui fonde mon existence de croyant, dont je suis amené à rendre compte à d’autres. Car confesser que Jésus est le Christ, ce n’est pas délivrer un savoir sur Jésus, c’est prendre le risque d’une parole qui m’engage.

Dès lors on voit que cette confession de foi est proclamation, prédication et annonce de l’évangile, parole pour d’autres. En affirmant au présent que Jésus est le Christ, je tiens que Dieu agit aujourd’hui et cette scène des Actes nous montre que la confession de foi est liée au mouvement de transmission de l’Evangile. Dès lors, l’histoire n’est pas close. Si en ce vivant, Dieu parle de manière décisive, Christ ouvre un avenir. A cet égard la confession est aussi interpellation, appel à une vie nouvelle. Jésus est le Christ : me voilà invité à me lever, à me mettre en route, à faire la vérité. Me voilà invité à vivre, tout simplement, dans la foi, dans l’amour, dans l’espérance.

Alors oui, je suis dans l’affirmation, dans l’attestation : Jésus est le Christ. Toutefois je ne veux pas oublier qu’elle me ramène à un questionnement, un questionnement suscité par le Christ lui-même : et vous qui dites-vous que je suis ? Cette question du Christ, elle vient travailler de l’intérieur notre confession de foi, comme pour nous empêcher de nous installer dans une sorte de confort de la croyance et de la religion. Oui qui est Jésus ? Qui est-il pour moi ? Un maître spirituel ? Le pédagogue de la vie intérieure ? Un prophète de l’Eternel ? L’incarnation de sa parole ? Cette question est sans cesse à reprendre, tant la méditation l’Evangile nous reconduit sans cesse à l’irréductible étrangeté de cette figure du Fils de l’homme, une étrangeté persistante qui empêche toute coïncidence entre Jésus et ce que nous en disons. Une étrangeté que nos confessions de foi, pas plus que nos représentations, pieuses ou scientifiques, ne sauraient résoudre ou abolir. L’altérité qui se donne en Christ ne peut être enclose dans nos paroles, nos croyances et nos concepts, dans nos dogmes et nos déclarations de foi. Nous ne pouvons enfermer le Christ dans ce que nous en savons : nous ne savons pas tout de la personne de Jésus, ni de la réalité que désigne la notion de Christ. Nous ne pouvons enfermer le Christ dans ce que nous croyons de lui. Sans cesse nous sommes mis à l’épreuve par ce qu’il y a d’inattendu et de déroutant dans sa personne, ses paroles et ses actes. Sa messianité elle-même se réalise de manière paradoxale dans l’abaissement d’une vie pour les autres, dans la précarité d’une existence au service, dans le scandale de la souffrance et de la croix. Jésus est le Christ : il y a quelque chose de scandaleux dans cette affirmation. Mais c’est ce scandale qui empêche la foi chrétienne de se figer. Dans le Christ Jésus, il y a toujours de l’inconnu, du méconnu, de l’original à découvrir ou à redécouvrir. L’expérience de la foi nous amène de la sorte à une incessante recomposition de notre perception et de notre compréhension du Christ Jésus.

Voilà, chers frères et sœurs, nous tenons qu’un obscur prédicateur du premier siècle de notre ère est Christ, homme véritable et authentique que Dieu donne au monde et à l’humanité. Quelle prétention ! Ce Christ nous offre la possibilité de devenir des êtres nouveaux qui peuvent vivre en communion avec Dieu et qui peuvent refléter son image en vivant de manière authentiquement humaine. C’est une responsabilité ! Jésus est le Christ : il agit aujourd’hui par sa parole. Il est un pouvoir vivant et transformant dans la vie de ceux qui se confient en lui. Il nous reste à nous mettre à son écoute, à le suivre, à l’aimer. Il nous est offert de vivre en lui, EN CHRIST. Comme l’écrivait Albert Schweitzer en une page que je relis fréquemment : ‘Jésus] vient vers nous comme un inconnu et un anonyme, tout comme, sur la rive du lac, il s’est approché des hommes qui ignoraient qui il était. Et il dit la même chose : « Mais toi, suis-moi ! », il ordonne…. Et à ceux qui lui obéissent, sages ou non, il se révélera en ce qu’il leur sera donné de vivre en communion avec lui comme paix, action, combats et souffrances. Comme un secret ineffable, ils apprendront alors qui il est…’ Oui nous découvrirons qui est ce Jésus qu’on appelle Christ ; Celui qui est, qui était et qui vient.

AMEN


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