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10:00| | Prédications | Marc Pernot

Jésus a ici 2 gestes
complémentaires : la compassion et la colère (Marc 1,39-45 ; Marc 7,18-23)

Le court récit de l’Évangile selon Marc qui nous est proposé pour ce dimanche a une particularité : les plus anciens excellents manuscrits des premiers siècles présentent une différence significative sur un point controversé : Certains manuscrits (en particulier D et le commentaire d’Ephrem) présentent un Jésus en colère contre un homme malade qui le supplie de l’aider, avec trois verbes très rudes dont Jésus est le sujet. D’autres excellents manuscrits (en particulier B, A, et א) ont remplacé le verbe de colère le plus dur par de la compassion, et a laissé les deux autres verbes qui posent moins de problèmes car il est possible de les traduire de façon édulcorée « Jésus le renvoya » au lieu de « tremblant de rage contre lui, Jésus le jeta dehors ». Une troisième famille de manuscrits (en particulier W) va encore plus loin et supprime toute colère de la part de Jésus.

Nos traductions ont en général suivi la voie médiane tout en signalant la difficulté dans une note. Les experts penchent pourtant très largement pour dire que le texte original de l’Évangile selon Marc est la version la plus difficile, avec ce Jésus en colère du début jusqu’à la fin contre cet homme lépreux. Il semble que ce texte est très ancien, tout proche du Jésus historique, avant que la théologie chrétienne évolue. C’est cette première version que je vous propose d’entendre pour y chercher l’Évangile qui y est sans doute proclamé pour nous.

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Même si Jésus est en colère, il y a au cœur de cette histoire un geste de compassion qui aide réellement un homme bien mal en point. C’est un geste qui coûte cher à Jésus, en courage pour le toucher et aussi dans les conséquences que nous voyons ici sur sa mission. Serait-ce pour cela que Jésus serait en colère ? Ce n’est pas son genre. Il en a vu d’autres. Jésus se met souvent en danger avec sa grande liberté vis à vis des tabous religieux. Cela n’a jamais mis Jésus en colère.

Jésus s’irrite parfois un peu contre ses disciples qui ne comprennent rien de ce qu’il cherche à transmettre, mais sans plus. Il est par contre en colère contre ce qui peut conduire à la mort ceux qu’il cherche à sauver. Par exemple contre de méchants religieux abusant du peuple, ou contre ces troubles qui empêchent une personne d’être elle-même (appelés des démons ou des esprits impurs) que Jésus jette dehors comme dans le passage qui précède notre texte(v.39). Seulement, c’est un homme que Jésus jette ici dehors en tremblant de rage !

Le texte dit bien que c’est contre cet homme que Jésus est en colère, et non pas contre sa maladie ou contre des tabous religieux tirés d’une lecture littéraliste de la Loi de Moïse que Jésus combat par ailleurs. À ce sujet, Jésus se contente ici d’appeler les religieux à plus activement reconnaître la pureté effective de la personne humaine selon le regard de Dieu.

Qu’est-ce que l’homme a bien pu faire pour provoquer une telle colère de Jésus contre lui ? Et à quoi sert cette colère ? puisque par définition même, si Jésus est présenté ici comme étant en colère c’est que cela participe à manifester l’Évangile du salut de Dieu pour nous.

« Un lépreux s’approcha de Jésus et le sollicita » : ça, c’est bien. C’est la définition même du chrétien que de s’approcher de lui et d’espérer de lui. Le fait qu’il soit appelé « un lépreux » et non un homme ayant la lèpre montre la profondeur de son mal être : il est entièrement déterminé par la mal qui l’atteint, ce qui est compréhensible vu les tabous religieux de l’époque, cela peut aussi nous arriver en des circonstances où une chose mauvaise qui nous frappe ou qui nous a frappé dans le passé a tellement d’emprise sur nous que nous sommes comme entièrement pris dedans.

L’homme lui dit alors : « Si tu veux, tu peux me purifier. » Que signifie cette phrase ? Le « si tu veux » pourrait passer pour de la bonne éducation (bravo à ses parents), et le « tu peux » pourrait passer pour une confession de foi ? En réalité, ce « si tu veux tu peux » exprime une théologie qui est diamétralement opposée à l’Évangile que porte le Christ. Elle porte une théologie digne du puissant Dieu Baal pour lequel Babylone usait de tous les sacrifices pour motiver sa bonne volonté. C’est cela que suppose ce « si tu veux tu peux me purifier » de l’homme.

« Si tu veux » : cela suppose que Jésus pourrait être indifférent à la souffrance ? Qu’il trouverait juste qu’il soit puni par cette maladie de mort ? Jésus vient pour manifester exactement l’inverse : que Dieu est amour, qu’il est pure bonne volonté de salut, de bonheur, de paix, de santé, de vie pour chaque personne, même pour son ennemi. C’est ce que nous voyons ici.

« Tu peux me purifier » : cela suppose une théologie de la toute puissance de Dieu plus digne de Baal ou de Zeus que du Dieu de Jésus-Christ. À plusieurs reprises, dans l’Évangile selon Marc, Jésus est montré comme impuissant à faire sa propre volonté bien qu’entièrement tournée vers la vie. Par exemple à Nazareth où « Jésus ne pouvait faire là aucun miracle » (Marc 6:5) à cause de leur manque de foi. Et au jardin de Gethsémanée, juste avant d’être arrêté pour être exécuté, Jésus prie Dieu en disant « Père, s’il est possible… » que les choses se passent autrement que ce qui se prépare, et puis non, malgré cette volonté de vivre, cela ne sera pas possible.

La réponse de Jésus à ce « si tu veux tu peux » de l’homme c’est d’un côté son geste de bénédiction appuyé par un « je veux », et d’un autre côté c’est sa colère ardente contre l’homme. Cela semble paradoxal : Jésus est souvent comme cela, en particulier dans l’Évangile selon Marc. Nous avons ici, dans ces quelques versets : une compassion en colère, un témoignage à porter dans le secret, une impureté déclarée pure, une puissance se manifestant comme une bonne volonté nue. La bonne nouvelle étant à recevoir dans ces tensions fécondes.

Jésus manifeste donc sa bonne volonté envers l’homme par un geste d’un courage immense, et par cette parole « je veux », et il ajoute dans le même souffle que ce n’est pas lui qui peut le purifier, en effet, le verbe au passif « sois purifié » montre bien que c’est Dieu qui sera l’agent purificateur, dans l’invisible, au delà des mots. Et Jésus ne prononce pas le mot de « guérison », si cet homme a perdu sous l’effet de la lèpre, des doigts, un pied, son nez ou ses oreilles, ce serait certainement malgré la volonté de Dieu, parce que Dieu n’aurait pas pu l’empêcher, car Dieu est pure source de vie.

Le problème immense qui est dans la théologie du « si tu veux tu peux » est le rapport à Dieu qui en est la conséquence. Un Dieu qui pourrait guérir l’infirme et ne le voudrait pas serait un tyran tout puissant que l’on a plus de raison de craindre que d’aimer. C’est l’inverse que Jésus manifeste : un Dieu qui veut absolument le bien de chacun et qui ensuite fait tout ce qu’il peut pour l’aider, même quand nous ne lui facilitons pas la tâche.

Or, à l’époque, effectivement, il était courant de penser que Dieu envoyait la lèpre comme une punition. Plusieurs épisodes des évangiles montrent que ce n’est pas l’opinion de Jésus, la maladie étant comprise comme étant toujours à prendre comme un appel à soigner la personne (voir par exemple Jean 9:3). C’est ce que Jésus fait ici. Même si la théologie de l’homme est diamétralement opposée à la sienne, Jésus manifeste par son geste et par sa parole que l’homme est digne du salut de Dieu.

« La lèpre s’éloigna de lui et qu’il fut purifié ». Il n’est pas dit que sa lèpre serait guérie mais qu’elle s’éloigne. L’homme n’est plus confondu avec sa lèpre. Il y a l’homme d’un côté et la lèpre de l’autre. Et, lui, l’homme est « purifié », ce qui, dans ce contexte signifie « déclaré pur ». Comme quand Jésus « purifie tous les aliments », il ne les passe pas au bicarbonate, il les déclare comme étant donnés par Dieu. L’homme est ainsi béni par Dieu, il est déclaré digne d’être en relation directe avec Dieu, alors même qu’il continue à dire des erreurs et même des horreurs sur Dieu.

C’est excellent. Seulement : la colère de Jésus dit que cela ne suffit pas. L’Évangile du Christ n’est pas seulement l’annonce de l’amour du salut et du pardon de Dieu sur nous, c’est cela d’abord, avec le geste de compassion de Jésus. Sa colère vient lui dire avec une intensité dramatique que le salut est encore à chercher. Comme une vie que Dieu veut lui donner et ne peut pas lui donner à moins que… à moins que quoi ? C’est ce qui reste à découvrir.

La colère de Jésus est un geste de salut. Il s’expose en faisant cela. Déjà le fait de toucher un lépreux risquait de lui valoir des ennuis par les religieux. Sa colère aussi le faisait mal voir des nombreuses personnes qui étaient sensibles à la philosophie des Stoïciens (il est possible que ce soit sous cette influence que la colère de Jésus a été ici atténuée au IIe siècle). Les Stoïciens disaient que la colère trouble le discernement de la personne et qu’il n’existe aucune bonne raison pour que laisser la colère déranger notre tranquillité d’âme. Le sage, selon eux, doit être zen comme un Bouddha, en quelque sorte. Et s’occuper de ses propres affaires. Sénèque (De ira 3 :3) critique donc Aristote qu’il traite d’avocat de la rage parce que celui-ci enseigne que, s’il est effectivement indigne du sage de se mettre en colère pour des choses qui ne le valent pas, il y a de bonnes et utiles colères qui ne viennent pas d’un égarement de la raison, bien au contraire. C’est le cas ici pour Jésus, bien sûr. Sa colère ne veut pas infliger de la souffrance à l’homme puisqu’elle se manifeste avec une vraie compassion active pour lui. La colère de Jésus est donc à saisir comme une colère en sa faveur. Elle est comme une force intense qui vient de l’intérieur de Jésus lui-même, celle d’une bonne volonté ardente qui l’anime et qui butte sur son incapacité à la réaliser. C’est comme pour les habitants de Nazareth, Jésus ne peut pas faire le miracle qu’il espère à cause de leur manque de foi. Cette colère et cette compassion conjointes disent à l’homme qu’il ne tient qu’à lui que la bonne volonté de Jésus puisse s’accomplir dans la guérison de l’homme. Et que c’est une question cruciale, urgente.

L’idée de cet homme était de convaincre un Dieu pas très bienveillant et tout-puissant de le guérir par miracle. De le guérir de l’extérieur. Ça ne marche pas comme ça. Jésus explique que notre impureté est une question d’intérieur, de cœur : ce qui évoque dans cette culture notre centre de délibération interne, notre conscience. C’est là que Dieu travaille par son Esprit, par son souffle, au cœur de notre intelligence, de notre discernement, de nos priorités, de notre force intérieure.

Même Dieu ne peut pas bricoler là-dedans sans notre participation. C’est pourquoi Jésus n’est pas ce Messie que certains attendaient, venant triomphalement établir son règne sur l’univers et sur nous, de l’extérieur. Au contraire, en Christ, le salut de Dieu vient pour nous de l’intérieur et rejaillira vers l’extérieur. Par sa façon d’être Christ, Jésus retourne comme un gant notre conception du salut de Dieu en notre faveur.

Le geste de bénédiction de Jésus dit à l’homme qu’il en est digne, qu’il n’a rien à craindre de Dieu, qu’il est déclaré pur, qu’il n’est pas confondu avec ce qui est en lui souffrant ou tordu. Car c’est ce qu’évoque la lèpre dans la Bible. Même si la maladie n’est pas une volonté de Dieu et encore moins une punition, la lèpre évoque dans la Bible un trouble profond en cet homme : le fait de porter un mauvais jugement et de mauvaises paroles sur d’autres. Comme Moïse quand il dit que Dieu se trompe et que les hébreux ne marcheront jamais (Exode 4:1), comme sa sœur Myriam quand elle essaye d’humilier Moïse (Nombres 12:1-2). Cette maladie-là, est bien plus contagieuse que toutes les bactéries de la lèpre et autre virus couronnés, elle se répand dans les familles et sur les réseaux sociaux, dans les églises, les entreprises et les cités…

Manifestement : l’homme n’est pas guéri de cette lèpre là puisqu’il parle mal de Dieu et de Jésus en les accusant de ne pas vouloir le bien, en réalité. Et il continue à parler n’importe comment malgré le geste héroïque de Jésus pour lui dire la bonne volonté de Dieu et la sienne. L’intensité de la colère de Jésus montre que cela ne suffira pas. Ce qui est tordu et souffrant en l’homme ne peut être guéri, même par Dieu, que de l’intérieur de lui-même, et que pour cela, il serait vital qu’il se mette à l’école d’Abraham.

« Va pour toi-même » lui dit Jésus, rappelant ainsi la parole de l’Éternel à Abram (Genèse 12:1), parole venant accompagner la bénédiction de Dieu, ajoutant comme un appel à avancer par la confiance en lui. Afin que la bonne volonté de Dieu puisse s’accomplir en lui et par lui (cf Éph 2:8). C’est ainsi qu’Abram mettra du temps à devenir lui-même, Abraham. Il est normal que ce lépreux ait besoin d’un peu de temps pour devenir un homme de foi. Jésus est prêt à tout pour l’aider.

Amen.

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